Gilets Jaunes : Chronique d’un basculement

Comment le mouvement des GJ s’est-il retrouvé bouleversé au cours de la lutte et quelles en sont ses limites ?

« Contrairement aux cycles de lutte précédents, où le Capital pouvait consentir à céder des miettes au prolétariat en cas de mobilisations conséquentes (les fameux acquis sociaux), l’État est aujourd’hui dos au mur et la conjoncture de crise ne lui laisse aucune marge de manœuvre, tant au niveau politique qu’économique. Les Gilets jaunes devront donc franchir un seuil qualitatif dans le cours de leur lutte sous peine de ne pouvoir sortir de l’impasse dans laquelle ils se trouvent. C’est un combat à mort qui se joue sous nos yeux, marquant d’une pierre jaune le deuil des mouvements sociaux traditionnels. »

Au fil des actes, le mouvement des Gilets jaunes a réussi à dépasser les revendications antifiscales qui composaient son contenu initial. Les gesticulations du gouvernement qui tente de faire machine arrière pour apaiser une contestation qu’il ne parvient plus à contrôler ne parviennent pas à endiguer le mouvement qui brille par sa longévité (plusieurs dizaines de milliers de personnes, dont beaucoup de primomanifestants se réunissent chaque semaine depuis plus de trois mois) et par sa forme débordant tous les cadres communément admis : manifestations non déclarées, sans étiquette partisane ou syndicale, n’ayant ni début ni fin, mais évoluant au fil des boulevards…

Le mouvement des Gilets jaunes est un produit de la séquence politique actuelle, en cela qu’il n’est pas une réaction d’une classe ouvrière organisée face à telle ou telle réforme menaçant ses « conquis sociaux ». Les Gilets jaunes, c’est le résultat de 30 ans de transfert de l’impôt du capital vers l’impôt des travailleurs (CSG de Juppé, loi TEPA sous Sarkozy, taxe carbone/CICE et hausse de la TVA pour Hollande, aujourd’hui l’ISF…) qui aggravent la crise de la reproduction du prolétariat et c’est la goutte de diesel qui a finalement fait déborder le vase et provoqué ce soulèvement spontané.

Les militants révolutionnaires, d’abord décontenancés par le caractère inattendu de cette révolte, se sont rapidement empressés de s’impliquer dans le mouvement pour y faire de l’intervention ou, autrement dit, de l’activisme. Ce qu’ils cherchaient à faire, c’était de faire adopter aux Gilets jaunes une couleur politique « de gauche » et/ou d’en chasser les forces réactionnaires qui s’y étaient également implantées, au sein d’une bataille hégémonique à l’intérieur même du mouvement qui était proprement inédite. Il fallait pour chacun imposer ses thématiques propres, la traditionnelle prophétie de la « grève générale » pour les uns, le délire raciste de « l’invasion migratoire » alimenté par divers canulars complotistes pour les autres, en passant par le Référendum d’initiative citoyenne porté par les citoyennistes et qui a acquis une certaine sympathie auprès des AG locales.

Comme si le mouvement n’était qu’un « signifiant vide » qui attendrait patiemment d’être investi d’un contenu politique, indépendamment de ce qu’il exprime d’ores et déjà. Alors que les bureaucraties syndicales étaient conspuées en 2016 et que les organisations gauchistes tentaient de convaincre leur « base » de les rejoindre au sein du cortège de tête, les Gilets jaunes sont aujourd’hui enjoints à s’aligner sur l’agenda syndical de Martinez, comme en témoignent les journées de grève des 5 février et 19 mars, pour adopter enfin une vraie « ligne de classe ». Le prolétariat n’a besoin ni de représentants ni de ventriloques : ses luttes disent quelque chose telles qu’elles sont, et tant pis pour les entrepreneurs militants qui cherchent à les formaliser dans un programme revendicatif.

Ce paternalisme politique, cherchant à « traduire » ce que « voudraient implicitement exprimer » les GJ, avec leurs gros sabots de prolétaires, a été perçu d’un mauvais œil et donné lieu à la dénonciation massive de la présence d’organisations politiques et de drapeaux dans les cortèges, dans un contexte de défiance généralisée vis-à-vis des formations politiques traditionnelles. Cette défiance s’exerça même entre Gilets jaunes de la première heure, les « représentants » autoproclamés acceptant de négocier avec Matignon recevant des menaces de mort, tandis que les listes électorales estampillées GJ à destination des européennes ne rencontrèrent pas le succès escompté.

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