Sur la situation à Berlin et en Allemagne en général : sortons de la défensive

Une manifestation a eu lieu à Berlin le 1er Aout dans le quartier populaire de Neukölln. L’appel ci-dessous fait un état des lieux de la situation politique et des rapports de force en Allemagne par le biais des luttes contre la gentrification.

Publié par “friedelz” [1]

Les temps sont durs, et ce, pas seulement depuis le Corona. La fascisation de la société continue. Parallèlement à cela, le danger lié au socialisme et la haine contre tout ce qui est « d’extrême gauche » sont relatés en boucle. [2] La « théorie du fer à cheval » [3] est extrêmement populaire. Sous couvert de théories totalitaires et loin de tout état de fait, on voit grandir un discours mettant constamment sur un pied d’égalité les deux extrêmes prétendument égaux et les opposant à un « centre » bourgeois à moitié halluciné. Cette mise à égalité libérale-bourgeoise du socialisme et du fascisme a une certaine tradition en Allemagne, tout comme la collaboration de ce « centre » bourgeois avec le fascisme pour réagir avec lui contre le socialisme, ou contre tout ce qu’ils perçoivent comme un danger socialiste. C’est également le cas avec leur antiféminisme, un autre point sur lequel se retrouvent le « centre bourgeois-conservateur » et les fascistes et qui vise à maintenir les idées conservatrices de l’ordre établi tout en maintenant l’ordre binaire des sexes et en tentant de faire reculer les acquis des mouvements féministes.

Des attentats terroristes fascistes à Hanau et Halle, des réseaux d’extrême droite qui s’organisent et s’arment, des fascistes armés au sein de l’appareil d’État qui se préparent à une guerre civile, les implications des services secrets et de l’État dans le NSU [4] gardées sous clé... On pourrait facilement rallonger la liste. Le danger fasciste est bien réel.

On ajoutera également à cela la politique étrangère de l’UE basée sur le repli sur soi. Depuis que l’accord avec le régime d’Erdogan a délégué le sale boulot en Turquie ou en Libye au cours des dernières années, les réfugié·e·s sont livré·e·s aux milices armées de la police des frontières, à Frontex et aux assistants fascistes aux frontières extérieures de l’Europe. L’Allemagne joue la carte de la terreur par divers moyens, que ce soit l’isolation, la violence psychologique ou physique ou les expulsions. Elle le fait aussi bien au nom de l’UE sur les îles grecques de la Méditerranée, mais aussi sur son territoire avec son système de camps pour les migrant·e·s. Des appels à respecter les Droits de l’Homme, lancés par exemple par le mouvement "indivisibles" [5] , sont restés vains. Les dirigeants s’en moquent.

Les élections en Thuringe et la soi-disante rupture de digue qui y est associée [6], ainsi que les dures réactions du lobby de l’immobilier, de la classe politique libérale-conservatrice et de la presse à scandales de Springer contre le gel des loyers à Berlin [7] ont une fois de plus montré que la classe dirigeante de la RFA a plus peur de tout ce qui a trait à « l’extrême gauche » que du fascisme.

Mais ce que nous voulons, nous, contrairement aux partis dits « de gauche », c’est abolir la propriété privée des moyens de production ainsi que toute classe dirigeante ; en clair nous voulons ébranler les fondements de l’ordre bourgeois. Car l’ordre dominant n’est pas un statu quo démocratique qui doit être défendu contre tous les dangers fascistes à venir, mais au contraire il est lui-même la condition primaire de ces catastrophes imminentes.

Nous vivons une période de crise, aggravée par la pandémie mondiale. Alors que d’un côté des richesses incroyables s’accumulent, de l’autre de plus en plus de personnes basculent dans des conditions de vie précaires. La stagnation des salaires réels et la détérioration des conditions de travail ont provoqué des inégalités sociales pareilles à celles qui régnaient cent ans avant le coronavirus. Le capitalisme rend la crise du Corona existentielle pour la plupart d’entre nous. Les inégalités sociales et économiques sont plus visibles que jamais. Alors que des millions de salarié·e·s travaillent à mi-temps et doivent renoncer à une grande partie de leur revenu, des milliards sont gaspillés pour sauver les grandes entreprises.

En même temps, la « folie des loyers » [8] capitaliste, cette machine qui profite aux propriétaires de nos logements et de nos lieux de vie, croît. Alors que les propriétaires immobiliers réalisent d’énormes profits, une grande partie de la population doit faire face à une détérioration de ses conditions de vie en raison de la hausse drastique des loyers. Pour aggraver les choses, les loyers, au bénéfice des propriétaires, ont continué à s’accumuler pendant la pandémie, alors qu’une grande partie des locataires·trices ont perdu leurs revenus. Conséquences : endettement, détérioration des conditions de vie et en dernière instance, expulsions à l’aide des matraques de la police. La néolibéralisation de l’économie, la privatisation des services publics et la réduction progressive des prestations sociales témoignent de la réussite d’une lutte de classes venant d’en-haut, d’une expropriation permanente de nos moyens de subsistance. Et cela va empirer suite à la crise. Il faut s’attendre à des attaques sans précédents contre nos conditions de vie et de travail, lorsqu’il sera question de répercuter les coûts de la sauvegarde du système économique capitaliste à nos dépens.

Les divagations permanentes sur l’extrémisme de gauche et sur la violence d’extrême gauche cachent la violence immanente et continuelle du pouvoir dirigeant. Pour cette même raison, ne laissons pas l’éventail des médias nationaux ni les politiques nous prescrire nos moyens de lutte.
L’État, sous la forme de ses forces policières, exerce un contrôle répressif quasiment parfait des manifestations. Puisque nous nous considérons comme faisant partie d’un mouvement politique qui veut vaincre l’État capitaliste bourgeois, nous ne pouvons pas nous laisser surprendre par les attaques des institutions qui sont là pour nous combattre. Cependant, nous devons enfin trouver les moyens de contrer notre impuissance.

Car :
En ces temps difficiles, alors que la gauche radicale est marginalisée et en position de faiblesse, une ribambelle d’espaces et de projets émancipateurs et autonomes sont en danger. L’enjeu ici n’est rien moins que de conserver un ensemble de lieux où se créent des liens, où l’on s’organise et où des mouvements de gauche radicale se rassemblement pour lutter contre toute cette merde générale.

Tous ces projets sont l’image d’un avenir, un avenir où l’on ne joue pas des coudes, où l’on ne court pas après la plus-value, où ce qui compte ce n’est pas la survie du plus fort ni l’exclusion des plus faibles. Tous ces projets étaient et sont des lieux de solidarité, de convivialité non commerciale, résistants et autonomes. Beaucoup de ces endroits doivent faire face à la menace planante de leur disparition imminente.

Il n’y a pas que le « Syndikat » [9] qui est gravement menacé : dans tous les coins de Berlin des projets d’habitations, des maisons des jeunes, des modes de vie alternatifs et d’autres bars collectifs sont au bord du gouffre. Chaque jour, des locataires·trices sont expulsé·e·s de leurs appartements ou contraint·e·s de déménager.

Le squat anarcho-féministe « Liebig34 », y compris son espace événementiel et son point d’informations, est menacé de disparaître après 30 ans d’existence. Le centre de jeunesse « Potse » squatte ses propres locaux depuis le début de l’année dernière en s’opposant à son expulsion ; ici, près de 40 ans de travail auprès des jeunes autogéré et non commercial risquent de disparaître dans l’incertitude. Le bar collectif « Meuterei », un lieu d’accueil important dans un Kreuzberg de plus en plus modernisé, devrait être supprimé après plus de 10 ans de vie. Le squat « Rigaer94 » est sous les feux constants de ses propriétaires douteux et de la police berlinoise. [10]

Tant que nous vivrons dans une société qui suit la logique de valorisation du capital et que le logement est utilisé comme une marchandise afin de générer du profit, la roue de la gentrification continuera à tourner dans la ville. Les modernisations, la répression et les expulsions transforment nos quartiers vivants en des lieux morts, aliénés et hostiles. Aujourd’hui, cette ville futuriste des riches dont nous ne voulons pas existe déjà à Potsdamer Platz. Notre lutte actuelle commune doit également se porter à l’encontre des rapports à la propriété en vigueur et viser à construire une gestion en assemblées populaires des espaces de vie et des moyens de production afin que nos besoins primaires et l’accès au logement ne servent plus le grand jeu de la valeur marchande.

Le temps presse, nos moyens semblent limités. L’expulsion du « Syndikat » va marquer le coup d’envoi de toute une série d’expulsions à Berlin. Par conséquent, nous appelons tous ceux et celles qui ne veulent pas se résigner aux conditions en vigueur à se rassembler lors d’une manifestation de ras-le-bol décisive le 1er août 2020 à 20h, le samedi précédant l’expulsion prévue du « Syndikat ». Venez de partout – organisé.e.s et préparé.e.s - à la manifestation, formez des groupes pour vous soutenir, apportez vos banderoles, prêtez attention aux annonces. La manif sera ce que nous en ferons ensemble. Il n’y a pas de plan directeur prévu, mais il est temps d’essayer de nouvelles choses ou de remettre en pratique les techniques éprouvées. Une chose est certaine, il n’est pas question pour nous de faire une fois de plus, l’expérience de notre impuissance, comme cela a été le cas lors de manifestations passées, qui se sont déroulées dans les « étaux mobiles de la police » [11].

Sabotons les conditions qui règnent ! Pour la ville d’en bas ! Nous resterons tou·te·s !

Note

Il y aura des logements à Berlin pour tous ceux qui viennent pour la manif.
Écrivez simplement à auf_sand_gebaut@systemli.org

Notes

[1Les membres du collectif « Friedel54 ». « Le collectif Friedel54 est un centre social autogéré, situé dans le Nord de Neukölln. » (https://friedel54.noblogs.org/projekt/) Le centre social s’est fait violemment expulser le 29 Juin 2017 après un long combat. Il a continué son combat contre les loyers et pour une vie autogérée après son expulsion et est, en ce moment, en train d’ouvrir un nouveau centre social à Neukölln. À savoir : les noms des centres sociaux et des squats proviennent souvent d’un raccourci de la rue où ils se trouvent. Friedel54 = Friedelstraße 54 (Neukölln) ; Liebig34 = Liebigstraße 34 (Friedrichshain) ; Rigaer94 = Rigaer Straße 94 (Friedrichshain). (Toutes les annotations viennent du traducteur.)

[2L’idéologie de l’anticommunisme est forte en Allemagne et repose sur une longe et violente tradition. Surtout après la chute du mur, le spectre du communisme est devenu un outil très usité pour dénoncer tout ce qui contredit sa propre pensée – que ce soit par les élites conservateurs, libéraux ou bien par les néo-fascistes. Ceci est d’autant plus absurde que le risque d’une révolution communiste n’est nulle part plus minime qu’en Allemagne. Par contre, cela fait bien partie de ce qu’Herbert Marcuse a appelé la « contre-révolution préventive ». (Une version anglaise du livre se trouve en ligne ici : https://monoskop.org/images/0/0b/Marcuse_Herbert_Counter-Revolution_and_Revolt.pdf)

[3Cette théorie imagée marque un renouvellement de la théorie antitotalitaire, qui a été popularisée en 2002 par Jean-Pierre Faye et suggère que les deux extrémités du « fer à cheval » – par lesquels il entend l’extrême gauche et l’extrême droite – se valent finalement l’une l’autre. Basée sur une incompréhension fondamentale du nazisme et du néofascisme, cette soi-disant théorie sert surtout à banaliser les atrocités de l’extrême droite. En Allemagne, depuis 1990 des gens d’extrême droite ont assassiné au moins 180 personnes – sans compter les 160 personnes non-blanches tuées par la police ou mortes en détention depuis 1990. Des gens d’extrême gauche ont tué 4 personnes pendant la même période – dont deux morts sont attribuées à la « Fraction Armée Rouge » qui s’est dissoute en 1998. Cette théorie suggère du même coup que seul le centre serait démocratique et ignore complètement la violence permanente mais silencieuse du système capitaliste telle que les mouvances antisémites, racistes et sexistes au sein de la société comme parmi les élites. Finalement, cette théorie vise à dénoncer et à rendre impossible toute politique qui remette en question et essaierait de surpasser l’ordre capitaliste.

[4Le Nationalsozialistischer Untergrund (NSU), en français « Parti national-socialiste souterrain », était un groupe terroriste allemand néo-nazi qui a assassiné 9 personnes entre 2000 et 2006, commis 15 attaques contre des banques et deux attentats à la bombe. Les services secrets de l’Intérieur étaient au courant et jusqu’à aujourd’hui il n’est pas clair – à cause de la destruction des preuves – dans quelle mesure ils soutenaient le groupe activement.

[5Le mouvement « #indivisibles – solidarité au lieu de l’exclusion – pour une société ouverte et libre » est une association antifasciste modérée qui s’est créée en 2018. Elle comprend de multiples initiatives, groupes, syndicats et partis et organise des manifestations énormes en taille mais pacifiques. Son nom « indivisibles » en est plutôt le plus petit dénominateur commun, à savoir les valeurs d’une société sociale, libre, écologique et sans frontières ainsi qu’une opposition claire contre tous les courants ouvertement néo-fascistes.

[6Après les élections pour le parlement régional en Thuringe, pour la première fois dans l’histoire de la République Fédérale Allemande (RFA), un ministre-président a été élu grâce aux voix d’un parti néo-fasciste. L’AfD est devenue le deuxième parti le plus fort en Thuringe après la « gauche » et devant les partis socio-démocrate (SPD) et conservateur (CDU). L’alliance pour élire le ministre-président entre les conservateurs, les libéraux (FDP) et les néo-fascistes a été considérée par la presse allemande comme une « rupture de digue », malgré le fait qu’il existait déjà des liens entre ces trois partis avant les élections, mais aussi que leurs programmes politico-économiques se rejoignent sur un néolibéralisme autoritaire.

[7Le gel des loyers (littéralement « couvercle sur les loyers ») est une loi qui a été adoptée en janvier 2020 par le gouvernement régional de Berlin – constitué par une alliance entre la « gauche », le parti social-démocrate et les « verts ». La loi gèle les loyers pour les cinq ans à venir sur le niveau de 2013, ce qui implique pour des milliers des locataires·trices une baisse considérable de leur loyer. Contre cette loi, le parti libéral, le parti conservateur et le parti néo-fasciste ont porté plainte devant le tribunal constitutionnel de Berlin et devant le tribunal fédéral. Cette action les réunit pour la deuxième fois après les élections de Thuringe. Les lobbys de l’immobilier ont mené une vaste campagne de presse ainsi que des manifestations contre cette loi qui évoquaient surtout des analogies d’une rare stupidité avec la RDA.

[8Le terme « folie des loyers » a été créé au cours de la lutte contre les loyers et la gentrification lors de la dernière décennie à Berlin. En 2018, à Berlin d’abord puis dans plusieurs villes allemandes, une « alliance contre les expulsions et la folie des loyers » a été créée. Elle est formée par divers groupes autonomes, post-autonomes, des initiatives et collectifs de quartiers, des squats et des lieux autogérés. Elle réclame entre autres « la collectivisation des logements et de la propriété privée, la fin des expulsions et la dépénalisation des grèves des locataires ainsi que l’occupation des immeubles » et mène et rassemble principalement les luttes contre la gentrification et les loyers. Voir l’appel à la manifestation de 2020 ici : https://mietenwahnsinn.info/demo2020/fr/. Cette alliance fait partie de la « European Action Coalition for the Right to Housing and to the City » qui organise la lutte contre les loyers à l’échelle européenne. (https://housingnotprofit.org/)

[9Un des lieux qui est menacé d’être expulsé. Le « Syndikat » est un bar punk-anarchiste qui existe depuis plus de 30 ans à Neukölln. Le bar a été vendu à une société écran située au Luxembourg qui appartient à la famille milliardaire Pears. La date de son expulsion est le 7 août à 9 heures du matin.

[10Pendant que cette traduction a été faite, le soi-disant gérant de l’immeuble (qui travaille pour son propriétaire qui est une société écran mais sans boîte-aux-lettres dont l’existence même a été mise en doute par un tribunal berlinois) avec l’aide de la police, d’agents de sécurité fascistes et d’ouvriers du bâtiment est rentré en force dans le squat sous prétexte de chercher un laser. Plusieurs trous ont été faits dans les murs et le plafond, des portes ont été fracassées, même dans des appartements qui ne faisaient pas l’objet de la perquisition. Depuis quelques années, le squat – un symbole vivant du mouvement autonome – est soumis à une terreur policière permanente. En janvier 2016, 500 policiers ont perquisitionné le squat sans mandat pendant plusieurs jours. En juin de la même année, des centaines de policiers ont forcé une expulsion partielle des lieux communs qui a été jugée illégale un mois plus tard. Suite aux premières perquisitions et aux confrontations qu’elles ont déclenchées, toute la rue Rigaer Straße a été déclarée « lieu dangereux » par la police et a été placée plusieurs mois sous un état de siège policier. Le concept des « lieux dangereux » a été développé dans les années 90 et a donné – par de nouvelles lois policières – des pouvoirs extraordinaires à la police. Cette construction juridique permet à la police de déclarer officieusement et sans contrôle judiciaire un état d’urgence localisé qui suspend certains droits fondamentaux. Deux ans plus tard, les perquisitions ont été jugées illégales, mais le droit vient toujours après la violence.

[11Ce concept fait référence à une technique de la police allemande envers les manifestations jugées dangereuses. Contrairement à la police française, la police allemande utilise une tactique de proximités avec les manifestant·e·s. Elle forme alors des deux côtes des manifestations deux lignes de policiers qui accompagnent de très près la manif tout au long de son trajet, souvent avec une surveillance caméra permanente. Cela a réduit avec beaucoup d’efficacité la possibilité d’affrontements à distance et a donc « pacifié » la plupart des manifs surtout à Berlin.

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