Dix questions autour du syndicalisme

Dix questions à destination des crédules et des serviteurs actifs de la vieille machine bureaucratique syndicale, sous-classe dominante de substitution à la bourgeoisie composée de courtiers de la force de travail.

1. C’est quoi un syndicat ?

Un syndicat est une association constituée de membres d’une même profession, de professions similaires ou connexes, ou de professions différentes relevant de la même branche d’activité. On distingue plusieurs catégories au sein des syndicats : adhérents, militants, responsables locaux, délégués syndicaux, direction. Le rôle des syndicats est de négocier le coût de la force du travail, c’est-à-dire le salaire ainsi que les conditions de travail. Cette négociation peut passer par un dialogue au sein de l’entreprise, ou en présence des autorités publiques, comme elle peut passer par la grève, le blocage économique, la manifestation, le sabotage, etc. Si le répertoire d’action syndicaliste couvre des pratiques légales et illégales, ces dernières sont mal perçues par les directions syndicales, soucieuses de conserver leur respectabilité, gage de représentativité auprès de l’État, qui lui donne accès aux instances de négociation.

2. Vous avez dit « représentativité » ?

Le syndicalisme, c’est la continuation de la politique par d’autres moyens. La représentativité que revendiquent les organisations syndicales, ce n’est pas de leur nombre d’adhérents qu’elles la tiennent, mais bien de l’État lui-même. Il faut être d’une mauvaise foi affligeante pour soutenir que des organisations représentant environ 11% des travailleurs (taux de syndicalisation en France), plus précisément 8,4% des salariés du privés et 19,1% du secteur public, représentent l’ensemble des salariés et incarnent à eux seuls le mouvement ouvrier. Cette illusion de représentativité, c’est bien l’État qui en est à l’origine : un arrêté du 31 mars 1966, prolongé notamment par les lois Auroux de 1982, établit une « présomption irréfragable de représentativité » qui confère un monopole national de représentativité à cinq syndicats, à savoir la CGT, la CFDT, FO, la CFTC et la CFE-CGC. L’UNSA et Solidaires (SUD) ne sont pas considérés comme représentatifs car ils représentent moins de 8% des suffrages exprimés aux élections interprofessionnelles.

Au passage, il est intéressant de constater que le taux de participation aux élections professionnelles dans les TPE s’élevait à 7,35% en 2017 contre 5,44% en 2021, contre environ 50% dans la fonction publique (49,7% en 2018, contre 52,8% en 2014). En rendant les organisations syndicales dépendantes de leur reconnaissance par l’État, et en subordonnant cette dernière à un critère de représentativité et de respect des valeurs républicaines, l’État bourgeois a fini de désarmer ces outils de lutte et de les transformer en forces conservatrices sur le front de l’abolition du travail. Les protestations purement verbales des syndicats ne peuvent plus masquer le fait qu’ils sont aujourd’hui au service de l’exploitation capitaliste.


3. Quelles contradictions traversent les syndicats ?

Les centrales syndicales ne sont pas des appareils homogènes : on distingue notamment les bases de la direction. La direction syndicale forme un corps organisé avec sa politique, son caractère, sa mentalité, ses traditions et des fonctions qui lui sont propres. Ses intérêts sont différents de ceux de la classe ouvrière, et elle manque rarement une occasion de nous le rappeler. Pas besoin de remonter bien loin pour trouver les traces de cette tension entre intérêts des bureaucrates et luttes des bases syndicales : lors de la réforme du rail, en 2018, les cadres syndicaux ont empêché les travailleurs de mener leur lutte comme ils le souhaitaient en empêchant la grève reconductible au profit d’une grève perlée désastreuse. D’aucuns se souviendront peut-être de la fois où les directions syndicales ont négocié en catimini au Comité Central du Groupe Public Ferroviaire et laissé la police disperser les grévistes et leurs soutiens réunis sous leur fenêtre, place Dulcie-September, pour protester contre cette trahison.

L’éruption du mouvement des gilets jaunes a également fait ressortir cette contradiction entre des directions obnubilées par la dénonciation des violences de rue, refusant de voir leurs organisations assimilées à tout ce bordel, et des bases syndicales engagées dans le mouvement, sans chasuble rouge mais en gilet jaune. On retiendra d’ailleurs que, quand les directions syndicales ont fini par soutenir le mouvement, elles ont encouragé leurs adhérentes et leurs adhérents à y participer avec leurs chasubles syndicales : cette directive était en rupture totale avec l’esprit initial du mouvement, qui avait précisément vu dans le gilet jaune un moyen d’abolir les distinctions catégorielles au profit d’une certaine représentation d’unité populaire. Mais laissons le dress code de côté. La présence de syndiqués dans le mouvement des gilets jaunes traduit bien plus que l’expression de contradictions au sein des syndicats : elle illustre l’impasse de la lutte syndicale, qui ne se suffit pas à elle-même et qui n’a pas de sens si elle refuse de s’articuler aux luttes politiques qui se jouent hors des lieux de travail – et surtout, en dehors du cadre légal posé par la bourgeoisie et son État. L’impasse dans laquelle se trouve la lutte syndicale, c’est bien le légalisme. Or, c’est par le respect appliqué du cadre légal bourgeois que les syndicats sont acceptés en tant que « partenaires sociaux ». Leur existence toute entière dépend de cette compromission, les réduisant à un vulgaire mais vénérable instrument de collaboration de classe.


4. C’est quoi la collaboration de classe ?

La collaboration de classe est un opportunisme qui fait école dans les rangs des bureaucrates qui s’imaginent encore en représentants de la classe laborieuse. La compromission des organisations syndicales et partisanes historiquement liées à la classe ouvrière, enfermées dans leur légalisme et intégrées au bon fonctionnement de la société capitaliste, se manifeste par exemple dans la dépendance des classes populaires vis-à-vis des classes dites « moyennes » et de la petite-bourgeoisie, dont les intérêts priment désormais dans les programmes desdites organisations. La collaboration de classe vise à désamorcer les antagonismes de classe afin d’éviter le surgissement de situations révolutionnaires. Ce phénomène existe aussi bien dans les démocraties bourgeoises que dans les régimes bureaucratiques et ouvertement autoritaires, voire fascistes.

En effet, le projet historique du fascisme était d’harmoniser la société de classes en instaurant une collaboration entre celles-ci, au profit de la grandeur nationale et raciale. Dans les faits, cette doctrine s’est traduite par la criminalisation de l’auto-organisation ouvrière, l’institutionnalisation des groupes d’intérêts au sein d’organisations syndicales fascistes contrôlées par le parti-État et la subordination des intérêts du prolétariat au pouvoir de la bourgeoisie, dont la domination de classe était assurée par l’État corporatiste mussolinien. Les différentes expériences fascistes et dictatoriales apportent d’autres exemples de collaboration de classe, comme par exemple le national-syndicalisme de la JONS en Espagne franquiste. Si les situations politiques évoquées n’ont rien en commun, les différentes doctrines de collaboration de classe qui s’y manifestent partagent toutes un point commun : la mobilisation du vocabulaire du « dialogue ».

Dénoncer la collaboration de classe, c’est donc dénoncer ce « dialogue social » dont on nous casse les oreilles à la moindre éruption politique radicale. Ce que les patrons et les gouvernements de droite comme de gauche appellent « dialogue social » n’est autre que la complicité des dirigeants syndicaux et du patronat contre les intérêts de la classe laborieuse. Le chômage de masse menace chacune et chacun d’entre nous, la précarité économique et psychique s’approfondit de jour en jour ; rien ne manque au triomphe de la terreur policière et de la misère affective. On aurait presque envie de pendre nos propriétaires, de foutre les bâtiments municipaux par terre et de couper les DRH en deux. Mais le dialogue social est là pour nous rappeler que tuer Georges Besse était illégal, et qu’arracher des chemises et distribuer des baffes n’est pas courtois, et même pire, pourrait s’avérer dangereux pour la démocratie. Les dirigeants syndicaux, déjà incapables de concevoir que la colère du peuple s’exprime par la dégradation d’abribus ou de temples de la consommation propriétés d’industriels aux mains rouges de sang, cauchemardent à l’idée que leurs adhérentes et leurs adhérents puissent se mettre à saboter leurs machines, à détruire les produits manufacturés, à arrêter de payer pour des produits alimentaires de merde, à mettre les forces de l’ordre à l’amende – bref, à reprendre le contrôle sur leur vie.

Heureusement, l’État les dorlote : la création des Équipes de Liaison et d’Information (ELI), des policiers portant un brassard bleu et chargés d’assurer la sécurité des cortèges en lien étroit avec les services d’ordre syndicaux, va rendre à ces derniers toute leur superbe. Les syndicats pourront enfin rétablir l’ordre, intimidant et gazant à souhait les « éléments perturbateurs » à l’avant des manifestations. Il y a promotion sur les coups de matraque à la CGT, mais pas sur les merguez et les mojitos tièdes qui servent à les financer. Est-ce que cela veut dire que des policiers vont tabasser d’autres policiers infiltrés ? Difficile à dire. Ce qui est certain, c’est que les directions syndicales et leurs gros bras prennent particulièrement à cœur leur rôle de flics du monde du travail. Sic transit gloria mundi tripalii.

5. Le syndicalisme est-il un outil de conservatisme et de contre-révolution ?

Toute l’histoire du mouvement ouvrier est jalonnée de trahisons syndicales qui répondent d’elles-mêmes à la question. Cela n’empêche évidemment pas pour autant les moins honnêtes de nos camarades de s’abstenir de toute analyse historique et politique du syndicalisme. Mettons-les sur les rails.

En avril 1947, des milliers d’ouvriers de l’usine nationalisée Renault Billancourt entrent en grève pour protester contre la diminution de leur ration quotidienne de pain. L’usine compte alors 30 000 salariés, dont 17 000 adhèrent à la CGT. La grève n’ayant pas été décidée par cette dernière, elle appelle à reprendre le travail et déclare qu’une « bande d’anarcho-hitléro-trotskystes a voulu faire sauter l’usine » avant d’enchaîner avec cette formule honteusement inoubliable : « La grève, arme des trusts ». Malgré les efforts de la CGT (et du PCF), un tiers des ouvriers refusent de reprendre le travail et contraignent le gouvernement à consentir à d’importantes concessions salariales. Cet épisode a été le point de départ des grèves insurrectionnelles de 1947, dont il y a beaucoup à retenir et dont nous rappelleront succinctement quelques épisodes. C’est en novembre 1947, après la victoire des gaullistes aux élections municipales le mois précédent, que le mouvement prend une ampleur inédite. Le 12 novembre, à Marseille, près de 4 000 ouvriers prennent d’assaut le Palais de Justice pour protester contre la répression policière du mouvement et réclamer la libération des grévistes arrêtés, puis envahissent l’Hôtel de Ville où ils défenestrent un avocat et conseiller municipal gaulliste. La nuit tombée, les plus jeunes des syndicalistes et des communistes attaquent le quartier de l’Opéra (alors célèbre pour son marché noir et ses boîtes de nuit tenues par la mafia) et traquent les gangsters, accusés d’avoir formé un service d’ordre gaulliste et d’avoir agressé des élus communistes plus tôt dans la journée. Dans la cité phocéenne, le taux de grévistes atteindra les 75%. Le 29 novembre, à Saint-Étienne, ce sont 30 000 grévistes (mineurs, cheminots et ouvriers du textile) qui affrontent les CRS à coups de barre de fer et qui parviennent à capturer trois automitrailleuses militaires ainsi que plusieurs armes à feu, avant de défiler avec dans les rues stéphanoises. Le même jour, Maurice Thorez achève son voyage de retour depuis l’URSS, où il s’était entretenu avec Staline au sujet des grèves insurrectionnelles, et réunit les dirigeants du PCF et de la CGT : décision est prise d’arrêter le train en marche et de négocier immédiatement la reprise du travail.

Nous aurions également pu parler des négociations de Grenelle en juin 1968, largement rejetées par les ouvriers, qui ont permis à la CGT, au PCF et aux gaullistes de se débarrasser de la perspective d’une grève générale expropriatrice : exit les usines occupées, finit l’insubordination ouvrière de masse, le contrôle des prix par les grévistes dans les commerces à Nantes ; alors que les manifestants réclamaient un « gouvernement populaire », leurs représentants se félicitaient d’avoir empêché les étudiants de rejoindre les ouvriers dans les usines, d’avoir arraché des promesses salariales (qui ne seront pour beaucoup pas tenues) et d’avoir obtenu l’organisation d’élections législatives anticipées (qui verront les gaullistes gagner 10 points par rapport aux précédentes). Ce ne sont pas les exemples historiques qui manquent pour montrer que les syndicats, comme toutes les organisations réformistes, n’ont pour unique fonction que la neutralisation de la combativité ouvrière et la cogestion de la paix sociale par l’intégration des luttes des exploités.


6. Le syndicalisme est-il un relai de l’étatisme ?

Nul doute, à ce stade de la lecture, que les fétichistes de la bureaucratie trouveront le moyen de continuer à se voiler la face, et de ne pas interroger la subordination aux tenants du capitalisme d’État soviétique (où la grève était par ailleurs interdite) des organisations syndicales et sociales-démocrates évoquées plus haut. Précisons que nous appelons ici sociales-démocrates l’ensemble de forces assumant leur volonté de conduire le processus progressif, programmé et dirigé vers un socialisme d’État. Ce n’est pas un hasard si les organisations syndicales ont tendance à rejeter les luttes autonomes des exploités avant de rattraper in extremis le train en route pour le saboter. Nous pensons par exemple aux importantes grèves de masse qui éclatèrent en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas au début du XXe siècle, hors du contrôle des syndicats qui dénonçaient l’insubordination ouvrière comme un danger pour la marche programmée vers l’émancipation de l’humanité.

Nous pensons également à l’expérience de la révolution russe et du coup d’État bolchévique, qui s’est soldée par une falsification spectaculaire de la démocratie des soviets : au lendemain d’Octobre, le pouvoir bolchévique décide de centraliser les prises de décision d’ordre économique par l’intégration forcée des comités d’usine, qui agissaient en vue de la socialisation des moyens de production, dans l’appareil syndical entièrement subordonné au pouvoir central, acquis à la militarisation du travail sur un modèle taylorien et à la nationalisation des moyens de production. Les bolchéviques justifient cette subordination en affirmant que le pouvoir central incarne la volonté politique et les intérêts du prolétariat : dès lors, c’est au Conseil Suprême de l’Économie Nationale (le « Vesenkha ») et au Commissariat du Peuple au Travail, bref à l’État ouvrier, d’organiser le travail. Quand les bolchéviques instaurent leur « contrôle ouvrier », avec des instances représentatives qui avantagent les syndicats aux dépens des comités d’usine. Solomon Losovski, syndicaliste bolchévique et dirigeant du Conseil Central Pan-russe des Syndicats, résume la situation ainsi : « les activités des organes de base du contrôle doivent respecter les limites établies par les directives du Conseil panrusse du contrôle ouvrier. Nous devons le dire clairement et catégoriquement, afin que les ouvriers, dans chaque entreprise, ne croient pas que l’entreprise leur appartient » (Le Contrôle ouvrier, 1918).

Plus d’un siècle plus tard, le syndicalisme continue de constituer un obstacle à l’émancipation réelle des travailleurs et des travailleuses. Contre les falsificateurs historiques et les réformistes, il importe de retourner à la phrase de Karl Marx, devenue maxime de la Première Internationale : « L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Et de la compléter par celle de son ami, le tanneur et philosophe socialiste autodidacte Joseph Dietzgen : « Pour un ouvrier qui veut prendre part à l’auto-émancipation de sa classe, la nécessité première consiste à ne plus se laisser enseigner par d’autres, mais à s’enseigner à soi-même. » Les camarades qui s’humilient, que ce soit aux commémorations de la Commune ou ailleurs, en célébrant les tentatives d’émancipation du prolétariat aux côtés de fils de bourreaux et de fils de traîtres, en transformant le chant de la Semaine sanglante en hymne à la défense des services publics, feraient bien de retenir ces deux phrases. Si votre seule perspective politique est l’élargissement du statut de fonctionnaire à l’ensemble des salariés et le remboursement de votre Pass Navigo par Valérie Pécresse, grand bien vous fasse. Mais militer pour l’extension du contrôle de l’État sur nos vies ne fera pas de vous des révolutionnaires.

7. Faut-il séparer le syndiqué du syndicaliste ?

Il faut être d’une bêtise ineffable et d’une mauvaise foi sans borne pour soutenir que la critique politique, radicale et sans concession du rôle du syndicalisme au stade actuel de la société capitaliste en France est une insulte dirigée individuellement contre toutes et tous les adhérents des centrales syndicales. Il est plus que temps que les militantes et les militants qui se revendiquent révolutionnaires se sortent le pouce de la bouche et assument les implications de leur revendication : connaître, voire s’organiser avec des syndicalistes, ne nous dispense en aucun cas de notre devoir d’analyse critique vis-à-vis de cet outil de lutte. Et oui, aussi farfelu que cela puisse paraître, on peut également être soi-même membre d’un syndicat tout en y assumant pleinement sa critique politique du syndicalisme, sans se mentir à soi-même ni se cacher aux autres. Celles et ceux qui refusent de porter une critique politique contre leurs amis et leurs camarades par crainte de se les aliéner devraient se demander les raisons de leur militantisme : est-ce qu’on est là pour faire de la politique, ou pour élargir son cercle de sociabilité ?


8. Faut-il remettre les garde-chiourmes à leur place ?

L’hégémonie syndicale est une mystification. Comme toute mystification, elle connaîtra sa fin. Ses défenseurs sont adeptes d’une conception policière de l’histoire, faite de bons et de mauvais manifestants, de vrais et de faux travailleurs, de citoyens respectables et de policiers infiltrés, de militants honnêtes et d’éléments incontrôlés. Ceux-là sont souvent les mêmes qui s’évertuent depuis toujours à désarmer nos mémoires et notre histoire en transformant les militants révolutionnaires tombés dans leur lutte à mort pour l’émancipation de l’humanité, les armes à la main contre l’oppresseur, en citoyens-martyrs évangéliques, innocents condamnés pour leurs belles idées. Rien d’étonnant à les voir reprendre pour leur compte des rhétoriques complotistes et fascistes - on se souvient du « coup de poignard dans le dos » dénoncé par l’UCL pendant la mobilisation contre la Loi Sécurité Globale en décembre 2020. Rien d’étonnant non plus dans le silence assourdissant de certains camarades qui ont choisi de faire l’impasse sur le développement de la fonction policière de l’encadrement des manifestations par des services d’ordres, qui opèrent en étroite communication et collaboration avec la Préfecture. Beaucoup d’encre a coulé sur les échauffourées survenues en marge et en fin de manifestation du 1er mai 2021, à Paris, mais tous les commentateurs ont soigneusement pris soin d’éviter deux sujets : la critique politique révolutionnaire du syndicalisme (que l’on retrouvait déjà chez Errico Malatesta, Anton Pannekoek, et d’autres du siècle dernier), et la création des Équipes de Liaison et d’Information (ELI). Beaucoup, bureaucrates syndicaux et politiciens en tête, ont préféré nous mitrailler de communiqués affligeants et se faire inviter par des chaînes bourgeoises. Ce florissant personnel syndical et politique, toujours prêt à prolonger un peu plus le supplice du prolétaire afin conserver son rôle de défenseur de ses intérêts, a logiquement épousé la rhétorique des médias du bloc bourgeois et réactionnaire, et soutenu sa conception policière et mensongère de l’histoire.

Dans une société pacifiée, une personne encore capable de se révolter et d’envoyer une mandale à un garde-chiourme ne saurait être aux yeux des réformistes qu’un policier infiltré, un fasciste ou leur allié objectif. Ériger le service d’ordre cégétiste, fustigé par de nombreuses et nombreux travailleurs syndiqués dont la frustration monte depuis des années, en martyr : quelle indignité, quelle inconséquence politique et théorique affligeante. Qu’un bureaucrate se retrouve sur BFMTV à séparer le bon grain de l’ivraie avec nos ennemis de classe devrait nous interroger. Des deux côtés de la barricade, les opportunistes ont toujours pour trait commun cette manie de diviser pour mieux régner sur des ruines.

9. Le syndicalisme est-il un castor ?

L’histoire nous enseigne que la grève a son rôle à jouer face au fascisme, aussi bien dans sa phase de développement et d’institutionnalisation que dans celle de son déclin et de sa chute. Mais elle montre également que la lutte syndicale ne saurait, à aucun moment, constituer une réponse essentielle au fascisme. Les grèves antifascistes, dirigées contre l’occupant nazi et les collabos (aussi bien en France qu’en Italie), liaient résistance populaire au fascisme et résistance de classe face aux conséquences sociales et économiques de la guerre. Mais la lutte antifasciste s’exprimait aussi et surtout par la lutte armée pour la libération du joug de l’Occupant et de ses relais à l’intérieur. Du reste, les organisations syndicales et sociales-démocrates n’aspiraient à rien d’autre qu’au rétablissement de l’ordre préfasciste, c’est-à-dire l’ordre démocrate bourgeois, ce qui ne pouvait être possible sans le désarmement des masses organisées et formées à la lutte armée dans le combat antifasciste.

Au nord de la péninsule italienne, la désagrégation du régime fasciste et le repli de ses troupes face à l’avancée des armées alliées avaient grandement contribué à l’intensification des activités de résistance : du 27 au 30 avril 1943, le peuple en armes de Naples se libère ; le 25 avril 1943, Milan et Turin se libèrent sur fond de grève générale. Mais à la défaite du fascisme succède l’amnistie, et quand d’anciens partisans s’organisent pour ne pas laisser les criminels fascistes impunis, le PCI et la CGIL (équivalents du PCF et de la CGT) les utilisent comme service d’ordre avant de les jeter aux loups. C’est le sort qu’a connu la Volante Rossa, fondée en 1945 et démantelée en 1949. Le drame de la Volante fait écho à celui des Arditi Del Popolo, principale organisation antifasciste du début des années 1920, qui réunissait anarchistes, communistes de conseil, marxistes-léninistes et, plus largement, ouvriers désireux de répondre aux violences fascistes par les armes. Les Arditi Del Popolo étaient au cœur de la résistance ouvrière antifasciste et constituaient la force motrice des formations de défense prolétarienne. Avec leurs tactiques militaires, leurs attaques préventives et leurs barricades, ils constituaient le principal obstacle à la terreur fasciste. Contre l’avis de l’Internationale Communiste et de Gramsci, le PCI décida de se tenir à l’écart de l’organisation puis d’interdire à ses militants d’y adhérer, sous peine d’exclusion. Isolée, l’organisation fut rapidement écrasée par les fascistes.

Il y aurait également à dire sur l’attitude de la CGIL face aux combattants communistes des années 1970, et de manière générale face au mouvement de masse ; sur les tentatives de mise au pas de l’auto-organisation ouvrière ou encore sur le ralliement au projet de « compromis historique » du PCI qui devait permettre à ce dernier de diriger le pays avec la droite mafieuse de la Démocratie Chrétienne. Pendant que les mères de famille autoréduisaient les pâtes et que les ouvriers refusaient de payer leurs titres de transport pour protester contre la hausse des prix, pendant que les militants antifascistes répondaient aux néofascistes à la hauteur de leur violence terroriste, pendant que les communistes autonomes sabotaient les centrales téléphoniques et électriques pour que les usagers puissent profiter des installations sans avoir à en payer la facture, le bureaucrates appelaient à soutenir l’économie italienne et à transformer l’énergie révolutionnaire en bulletins de vote pour le parti. Drôle de manière de faire barrage à la réaction que de vouloir s’y associer pour mieux régner.

Le syndicalisme et ses tenants se sont avérés incapables d’empêcher les fascistes de prendre le pouvoir. Si les syndicats essayaient de « faire barrage » aujourd’hui, leurs efforts isolés seraient vite brisés par la répression policière, et n’auraient ni sens ni avenir sans ce contre quoi ils se battent (depuis au moins 1947 en France) : la lutte autonome, totale et sans compromis des exploités. Pourtant, on entend encore beaucoup de camarades défendre, sans avancer aucune piste stratégique ni historique, l’avenir antifasciste des appareils syndicaux. À croire que ce fantasme est leur ultime argument en faveur d’un mouvement et d’organisations qu’ils peinent à comprendre et à analyser.

10. Que faire des syndicats ?

Parce que le syndicalisme est confiné aux limites du système capitaliste, au-delà desquelles doit regarder le prolétariat, le syndicalisme ne peut représenter qu’une part, nécessaire mais infime, de la lutte des classes. Plus encore, son développement ne peut que le faire entrer en conflit avec les aspirations de la classe ouvrière. La gauche extraparlementaire a toujours défendu l’indépendance de la classe ouvrière vis-à-vis des organisations réformistes, en affirmant partout où cela était possible la nécessité pour les travailleurs et les travailleuses de mener leurs luttes comme elles l’entendent. La présence d’éléments « incontrôlés » sur les piquets de grève a toujours été appréciée par les bases, particulièrement quand il devenait opportun d’aller troubler l’ordre public et perturber la circulation en prévision d’interventions policières contre les grévistes. De même, la présence de personnes syndiquées dans les cadres d’organisation autonomes et à l’avant des manifestations syndicales devrait suffire à attester de la complicité qui peut exister entre ces deux milieux, que les gardes-chiourme du monde entier voudraient rendre inconciliables. Hier comme aujourd’hui, il importe de faire la part des choses et de soutenir les bases dans leurs luttes et dans leurs revendications pour la conservation de leur emploi, pour l’amélioration de leurs conditions de vie, pour la réparation des injustices subies au sein de l’entreprise, etc.

Quant à la critique politique des directions, elle doit être menée sans concession ni compromission. La récente réaction bureaucratique, qui a répondu à l’incident parisien du 1er mai 2021 par un déploiement de mensonges et de contre-vérités, devrait nous alerter et nous encourager à pousser cette critique. Certains voudraient nous faire croire que le syndicalisme, ce n’est pas ça ; que le réformisme qui y règne n’est qu’une déviation liée aux cadres qui en assurent la direction. À ceux-là, nous répondons qu’il est impossible de parler de dégénérescence réformiste du syndicalisme, car le syndicalisme est réformiste de naissance : à aucun moment il ne s’oppose à la société capitaliste et à son État, mais cherche par tous les moyens à y conquérir une place et à s’y installer. L’avenir des syndicats est lié à celui du capitalisme, non à celui de la révolution. En l’attendant, il est évident que le fait de se syndiquer peut constituer un geste d’autodéfense face aux offensives néolibérales et à la dégradation permanente des conditions de travail et de vie de la population. L’inflation, la vie chère, la normalisation des CDD, la réduction des minimas sociaux, les discriminations au travail et au logement, les violences policières racistes et de classe sont autant de raisons de s’organiser pour la défense de nos droits et la conquête de nouveaux. Sauf pour les flics, les matons et les contrôleurs : ne vous syndiquez pas, ne vous organisez pas ; changez de vie et laissez-nous vivre la nôtre. À tous les autres, nous disons : Pour la lutte légale, syndiquez-vous ; mais en ce qui concerne la lutte des classes, qui sort forcément du cadre légal posé par la bourgeoisie, trouvez d’autres formes de regroupement et d’organisation, car les syndicats sont impuissants.

Thorice Maurez et la Sainte Alliance Anti-Bureaucratique

Vous pouvez télécharger la brochure et la lire, caler votre table avec, en faire des avions en papier, la substituer avec le devoir de maths de votre petite sœur, etc.

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