De la nécessité de la fin d’un monde

Plus on a une connaissance des catastrophes que le système enchaîne, des détériorations désastreuses, plus on cherche à s’adapter et on essaie de survivre dans des conditions devenues extrêmes. Notre adaptation à la machine nous intègre peu à peu à son fonctionnement, elle nous machinise à son programme.

À l’ère industrielle, la production de biens s’est développée par la technologie et son appropriation capitaliste, qui en se surdéveloppant s’est accaparé le pouvoir sur notre société d’êtres humains. Cette technologie rend productible tout ce qui existe sur Terre en le transformant en marchandise et le rendant accessible par l’intermédiaire du marché. L’outil reste au service de l’usage que la main veut en faire, mais la machine nous force à nous soumettre à elle. La machine est la propriété des capitalistes, elle est étrangère à l’homme qui travaille. Dépossédé de son activité, elle le rend étranger à sa production, et il devient alors étranger à lui-même. La machine entraîne par nécessité la machinisation du monde, et la technologie sa marchandisation. Tout est calculable par les machines comme valeur marchande, l’homme y compris. Tout est profitable aux plus puissants pour produire toujours plus d’argent. Les choix technologiques des industriels ont verrouillé les progrès scientifiques à venir, bloquant toute évolution sociétale humanisante. La marchandisation totale du monde est l’unique perspective de la réalité en spectacle, sa consommation le consumera, détruisant tout par son exploitation mortifère.

Notre société est un système machinique d’oppression où le pouvoir a été usurpé grâce à la dictature d’une économie mondialisée qui se dissimule comme technique incontournable de gestion. Marx parle du capitalisme comme un automate, un rapport social d’exploitation de l’homme par l’argent, où « Il ne s’agit plus d’échanger une marchandise contre une autre par le biais de l’argent, mais de produire plus d’argent grâce à des marchandises » (Le Capital, tome I). Avec de l’argent, par le biais d’une marchandise on produit plus d’argent. Mais la marchandise est aujourd’hui partout, l’argent lui-même est devenu marchandise. C’est alors qu’avec l’informatisation du monde, l’argent peut maintenant se multiplier automatiquement à l’infini, échappant aux contraintes de la production, par des spéculations financières opaques, dans des réseaux parallèles en dehors de tout contrôle. Plus de 80 % des richesses du monde passent par des échanges immatériels entre ordinateurs qui se font sans entrave à la vitesse de la lumière, à l’ombre de réseaux obscurs.

Depuis que les machines ont amplement remplacé les météorologues, les résultats calculés par ces automates sont exacts et pourtant de plus en plus fantaisistes. Les calculs prédictifs sur les aléas de la vie sont toujours pleins d’erreurs. Les processus complexes d’auto-organisation qu’inventent spontanément les phénomènes vivants ne se réduisent pas à des calculs sur des mesures. Les machines limitées à la reproduction de leurs programmes n’ont pas d’intelligence situationnelle globale pour comprendre les interactions complexes et hasardeuses du monde des vivants. L’intelligence artificielle est une escroquerie de grande envergure, un artifice publicitaire inventée par les marchands de machines pour faire plus de profits, une machination idéologique pour rabaisser la réflexion humaine à une reproduction de procédures préfabriquées, assimilant les êtres vivants à des marchandises mécaniques programmées. Il s’agit d’imposer une soumission totale à une machinerie mondiale, gérant sa propre reproduction pour les profits exclusifs d’hyper marchands qui contrôlent la fabrication et le fonctionnement des machines. Le seul but à cette informatisation généralisée de la société est le développent des inégalités et la concentration du pouvoir aux mains de quelques milliardaires.

La crise permet à certains de bien meilleurs bénéfices. Ce qui rapporte le plus de nos jours ce sont les jeux sur les financements des dettes, des crédits et des obligations. La dette publique mondiale représente plus de deux fois le poids de l’économie du monde. Les dettes créent de l’argent, beaucoup d’agents, et c’est beaucoup trop de liquidités qui circulent dans les sphères de la haute finance. La crise est une escroquerie, une source de profit sans limites pour des milliardaires suicidaires qui ruinent l’avenir, pour toujours plus de profit qui permet d’appauvrir et d’asservir toujours plus les populations. Plus des trois quarts de l’argent des hyper riches sert à la spéculation, pariant sur un avenir incertain et un peu près n’importe quoi, sans même avoir les fonds nécessaires, multipliant les dettes, faisant gonfler des bulles financières qui leur rapporteront des fortunes lors de leurs éclatements, tout en provoquant des désastres économiques planétaires sans précédent. Le futur a été pillé, la faillite du capitalisme a déjà commencé.

L’explosion démographique, la course effrénée aux profits, l’obsolescence programmée des marchandises, le gaspillage institué, l’exploitation destructrice de la nature et de l’homme démolissent une société fragilisée en ruinant la vie, par la destruction des forêts et des espèces, la disparition des insectes, dont une grande partie de pollinisateurs... Les pollutions chimiques, nucléaires et électromagnétiques risquent de se répandre et de s’accentuer dangereusement menaçant notre santé. La montée des eaux dues au dérèglement climatique, plus de deux mètres à la fin du siècle, va inonder une grande partie du littoral, condamnant à l’exode la majorité de la population mondiale. La quantité d’eau potable a diminué de moitié en 50 ans. La fonte des glaciers menace d’assèchement la plupart des fleuves, durant l’été, compromettant l’irrigation et les cultures. On a perdu en un demi-siècle un tiers des terres arables. L’érosion des sols et la désertification s’étendent dangereusement. L’épuisement des ressources naturelles, et des métaux rares nécessaires à la fabrication de batteries et du matériel informatique. La nourriture appauvrie qui n’a plus de pouvoir nutritif, l’effondrement de la fertilité des sols, la chute vertigineuse de la biodiversité, les dérèglements écologiques, la nouvelle instabilité climatique et la dégradation générale de la nature mettent en danger l’agriculture et l’alimentation des populations. La croissance de la pauvreté et les famines qui s’annoncent, notamment en Afrique, vont provoquer d’énormes migrations des populations menacées de mort.

Toutes les courbes indicatrices de production ou de consommation sont exponentielles et grimpent à toute vitesse alors que les ressources s’épuisent progressivement. Les spécialistes cherchent à limiter le désastre, minimiser les dommages à quelques millions de morts acceptables, sans trop savoir ce qu’ils font. Il n’est pas possible d’appréhender le changement d’un système du point de vue de son fonctionnement interne, selon ses propres termes. Les dirigeants tâtonnent à l’aveugle dans un enchevêtrement de doubles contraintes, prisonniers de paradoxes qu’ils ne discernent pas et qui les dépassent. Ce système d’exploitation marchand n’envisage d’autres solutions que celle de perdurer dans son auto-destruction mortifère, occultant en permanence la fin de son existence comme seule condition de survie. C’est cette omission qui crée l’illusion d’un bien-être d’apparence dans une intoxication mentale généralisée.
Plus on a une connaissance des catastrophes que le système enchaîne, des détériorations désastreuses, plus on cherche à s’adapter et essaient de survivre dans des conditions devenues extrêmes. Notre adaptation à la machine nous intègre peu à peu à son fonctionnement catastrophique, elle nous machinise à son programme destructeur.

Nos conditions d’existences sont gérées par ordinateurs qui nous ordonnent dans leurs procédures. Dans une société informatisée, on résout les problèmes de façons techniques par une fuite en avant technologique. La raison technique passe pour un moyen de légitimisation du pouvoir dominant, l’oppression devient une nécessité technique, et tout s’accélère dans une atrocité inhumaine. En s’emballant, le système engendre une dictature du désastre qui prétend gérer la catastrophe tout en la produisant, pour en tirer les meilleurs profits jusqu’à la fin.

Notre planète a ses propres limites à la destruction, et lorsque le système dépasse ses seuils de tolérance, ses pics butoirs, s’amorce une rupture, il accélère le dépassement des autres limites, et la courbe de croissance exponentielle atteint sa dernière phase, dépassant un niveau qui ne garantit plus la stabilité, l’interconnexion des réseaux produisant alors un emballement général, une contagion qui devient instable, inconnue, imprévisible, inévitable et irréversible. Notre monde et notre espèce sont maintenant dangereusement attaqués et menacés par la marchandisation généralisée.

Le catastrophisme préfigure la fin du monde, il se construit dans l’apparence permanente d’un instant immobile, l’omission de tout bouleversement, sans renversement possible ni changement de perspective. Le catastrophisme est une soumission durable à l’inévitable programmé. Mais il va de soi que sans prédire l’avenir, on peut percevoir qu’un vaste processus destructeur a déjà commencé. L’ignorance des populations précipitera la chute du système. Le choc sidère, la perte des illusions conformistes commotionne et fige les perceptions dans un refus de comprendre le cours des événements.

Le système est en train de s’autodétruire dans l’illusion béate de son accomplissement technologique. Nous en sommes au début de la fin du capitalisme, à l’aube obscure d’un nouveau monde, encore possible. Personne ne peut prévoir ce qui va émerger de ce chaos, les réactions provoquées par cette dévastation sans précédent ouvrant les portes de l’incertitude, du hasard, de la vie. Sortir d’urgence de cette société marchande inégalitaire, injuste, invivable et mortifère est inévitable et fondamental.

La précarité du monde conduit à des contestations précipitées parcellaires, des apparences de révoltes épisodiques dont le seul but est d’être vu, de passer à la télé. La représentation visible occulte la volonté de changement globale qui l’anime. La récupération, par le système, de sa contestation passe par les polémiques des politiques partisanes. La récupération des révoltes en actes passe par le réformisme syndical corporatiste. Les syndicats négocient avec nos exploiteurs les conditions de notre exploitation, la quantité de souffrance acceptable pour survivre, alors que ces révoltes expriment la nécessité de l’abolition de l’esclavage du travail et la volonté de renverser la dictature économique qui en gère le fonctionnement. Ce système marchand totalitaire n’est pas réformable, il suit son développement technologique irréversible, l’exploitation capitaliste y est sans entrave et non négociable, on ne discute que de détails sans importances. Inexorablement, le capitalisme entraîne l’humanité dans encore plus de misères et de souffrances.

La forme de nos combats n’est pas une fin en soi, mais seulement un moyen parmi d’autres. L’apparaître de nos actions produit des images de soi plus importante que les actes de libération. Le changement en spectacle produit des représentations qui n’ont plus besoin de se transformer, la mise en scène d’une révolution fantasmée qui économise sa réalisation effective. Personne n’a à imposer aux autres sa manière de faire. Il ne s’agit ici que de bricoler ensemble une organisation souple au fur et à mesure des actions communes. Aucune structuration prédéfinie des combats ne sera une garantie de la radicalité révolutionnaire de nos luttes. Seules nos pratiques vivantes de prolétaires antiautoritaires et égalitaires portent en elles leurs devenirs.

Le libre contenu de la révolte cassant la normalité et désintégrant la soumission dans l’action, dans sa perspective révolutionnaire en rupture avec le vieux monde, est déjà sa forme en train de se réaliser. Seule une remise en cause globale sans équivoque peut permettre le début d’un changement effectif de nos vies, par l’appropriation du pouvoir de décision sur nos conditions d’existence et la libre auto-organisation égalitaire locale, tout en renversant la dictature marchande qui nous détruit et intoxique notre monde.

La fin de ce monde est une nécessité vitale. Quand tout semble sous contrôle, figé, réprimé, il y a toujours une part émergente non assujettie, un no man’s land imprévu où s’auto-organise un brin de vie qui s’est échappé pour ne pas disparaître. Quand la pression des pouvoirs dominants augmente, des fuites apparaissent et se propagent, des débordements dissimulés se répandent là où on ne les attendait pas. La révolution n’appartient à personne, sinon à tous ceux qui la font, libre de son développement en devenir, inventant les incroyances d’un nouveau monde en construction.

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