De la grève et des ondes

La grève dure depuis jeudi 19 mars à Radio France. Résumé de la lutte en cours à l’ORTF, la précarité, la politique de la direction et les stratégies de division mais aussi ce qui est défendu par les grévistes et les solidarités qui se nouent.

Mercredi 25 mars. Le studio 105 de la Maison de la radio est bondé, il y a plus de 500 personnes, les gens s’entassent dans les escaliers, sur la scène. Pour le 7e jour consécutif, l’AG des salariés de Radio France a revoté à l’unanimité la grève. Ils se rassembleront ce mercredi après-midi dès 14h30 devant le ministère de la culture à Palais Royal.

Radio France, c’est quoi ?

On connaît les stars et leur penchant pour les paillettes et leurs révoltes à deux balles (le cas Pascale Clark récemment), leur soumission au monde politique en place (qui peut encore écouter la matinale d’Inter ou les chroniques de Brice Couturier sans s’énerver ?), les recrues venues de la télé pour copier les radios privées (Nagui, etc.), mais ce n’est que l’infime partie émergée d’un immense iceberg.

Radio France (RF), ce sont 7 radios, 44 antennes locales, deux orchestres, deux chœurs, des sites Internet, une maison d’édition, des comédiens (RF est le premier employeur de France de comédiens), des journalistes, des réalisateurs, des techniciens, des documentalistes, des attachés d’émission, des agents de service de sécurité, des garagistes, des pompiers, des serruriers, des plombiers, des menuisiers et tout un tas d’ouvriers qui n’ont pas forcément de rapport direct avec ce que nous entendons à l’antenne mais contribue à la fourmilière radiophonique.

Radio France, ce sont plus de 5 000 travailleurs et travailleuses.

Pourquoi la grève ?

Depuis l’annonce à l’automne dernier d’une dette qu’il faudrait éponger, la révolte gronde dans les couloirs de la maison ronde. En effet, les comptes sont dans le rouge à la suite de la baisse de la subvention d’État issue de la redevance télé, et à un chantier de rénovation dont le coût ne cesse de se multiplier au fil des années.

Pour « faire des économies », le big boss Mathieu Gallet veut virer des gens (on parle de 500 personnes à « accompagner au départ »), externaliser des services (il a commencé avec le ménage), mettre plus de pubs, arrêter la diffusion en grandes ondes, rationaliser les moyens en mettant les réalisateurs et les techniciens sous la hiérarchie directe des producteurs alors qu’ils en sont encore indépendants.

Le tout en continuant de développer des services (nouvelles antennes locales de France Bleu, développement des web radios) et de rajouter des travaux colossaux qui impliqueront des fermetures de studios, stoppant certaines productions (comme les fictions). Ces travaux délocaliseront une partie des personnels en dehors de la Maison.

Le PDG vend aussi ce qu’il appelle « la marque », « le label » Radio France, en louant des espaces de productions radiophoniques à des entreprises du CAC 40 pour boire du champagne face à la Seine. Rien que depuis le début de l’année, des espaces ont été privatisés pour Pernod Ricard, Vuitton et d’autres, le tout en leur affectant des salariés de Radio France.

Lundi 23, l’AG a appris l’organisation de "croisières France Culture" avec des stars de la chaîne sur un bateau d’une agence de voyage luxueuse.

La croisière « France Culture »

Emmanuel Laurentin, producteur de la très bonne émission "la Fabrique de l’histoire", annoncé sur cette prestation, est venu en AG pour s’en expliquer. Devant une mauvaise défense, il a été conspué par l’assemblée alors qu’il est gréviste et plutôt populaire dans les personnels. Il a finit par admettre qu’il ne s’était peut-être pas rendu compte de "sa prise d’otage" par la "direction de la diversification".

Pour ce qui est du ménage, l’externalisation a déjà commencé, humiliant les derniers agents de nettoyage salariés de RF en les reléguant aux sous-sols du bâtiment, les isolant du reste du personnel.

C’est tout ça que les grévistes refusent. Déjà acculés par des réductions de moyens datant de plusieurs années, il n’est pas question de se sacrifier pour payer les pots cassés.

A travers ce refus des « solutions » de la direction, c’est aussi la défense du service public que les personnels en lutte veulent défendre. Il n’est pas question de privatiser Radio France, comme il est important d’afficher une certaine différence avec les autres radios : ici on ne produit pas des programmes rentables car contrairement aux radios privées, les rentrées d’argent ne dépendent pas de l’audience (qui fixe le prix de la pub).
Dans le service public de la radio, contrairement à France télévision, on produit tout ce qu’on fait, on n’achète aucun programme à des boites de prod, on rejette la publicité qui était jusque-là très faible à l’antenne.

Car, même si on ne perçoit pas forcément la différence avec RTL lorsqu’on écoute les émissions phares des locomotives de la maison (Inter et Info), des zones de liberté d’expression se nichent à Radio France, notamment dans la production des fictions, des documentaires, dans la programmation musicale de FIP...

C’est cette conception d’une radio différente, non soumise aux lois du marché, que l’homme au bureau à 100 000 dollars, Mathieu Gallet, a du mal à comprendre.

Le cas Mathieu Gallet

Mathieu Gallet est un jeune loup du management, fabriqué et formaté dans les mêmes usines que Macron et tous ces trentenaires décomplexés du capitalisme pour qui justice sociale est un terme à bannir.

Sa nomination à la tête de Radio France est une première : historiquement, la Maison ronde a toujours été dirigée par des gens plus ou moins proche de la radio et de ses métiers. Même le prédécesseur de Gallet, Jean-Luc Hees, quoiqu’on puisse penser de sa nomination et de son allégeance à Sarkozy, était quelqu’un qui a commencé comme pigiste dans la maison. Mine de rien, ça change les choses. Mathieu Gallet, lui assume : la radio, il s’en fout, il est manager.

Et il le paie aujourd’hui dans sa manière de parler aux personnels en général et aux grévistes en particulier.

Le 2e jour de grève , il a été convoqué par l’assemblée générale des salariés. Il a bien compris que les grévistes iraient le chercher s’il ne descendait pas. Il s’est donc retrouvé face à 500 personnes dans le prestigieux studio 104. Alors qu’il allait commencer un discours, il a été vite interrompu par une l’intervention d’un salarié lui rappelant qu’il était là pour répondre à des questions précises, et non pour servir un discours de communicant, avec les mêmes mots en boucle « rentabilité – rationalisation - diversification ».

A écouter, le son très signifiant de l’échange entre l’AG et Mathieu Gallet le 20 Mars (son intégral et sans montage.)

AG avec intervention de Mathieu Gallet

Après 1h15 de débats houleux, Catherine Sueur, son bras droit, lui fait signe discrètement de quitter la scène. Il s’exécute sous les huées de l’assemblée.

Une grève audible ?

Il est parfois difficile de comprendre ce qui fait qu’une émission peut être assurée ou pas, à l’antenne ou pas. Dans tous les cas, les directions vont tout faire pour assurer leurs « primetime » (le 7-9, le midi et le 18-20). Pour cela, ils ont anticipé la grève en injectant des CDD dans le planning de l’antenne. C’est-à-dire des personnels précarisés qui peuvent difficilement refuser.

Mais comme la grève (sur des préavis illimités) dure depuis 6 jours, le pool de CDD s’amenuise et depuis lundi matin, la matinale de Patrick Cohen (l’émission la plus écoutée de France, avec plus de 6 millions d’auditeurs) a été remplacée par un flux musical.

Aujourd’hui, pratiquement l’intégralité des antennes de Radio France, y compris les locales (France Bleu) sont fortement perturbées. Et c’est là, un vrai moyen de pression sur la direction qui a peur pour ses prochains sondages d’audience.

Certains auditeurs se plaignent de l’absence de programme mais beaucoup envoient des messages de soutien et cette petite marque de solidarité est très importante pour les grévistes. Car beaucoup d’entre eux culpabilisent de pénaliser "leurs auditeurs" et surtout ils sont accusés par la direction d’être des preneurs d’otage.

Aujourd’hui, la direction joue sur les chiffres. Il n’y aurait "que" 10 % de grévistes selon elle. Sauf que le mouvement s’annonce long, les gens se relaient. Par exemple dans une équipe de production d’une fiction de 5 personnes. Il suffit qu’une seule se mette en grève pour que le tournage n’est pas lieu. Alors tous les jours, c’est l’une des 5 personnes qui se déclare gréviste.

La direction annule aussi des productions pour faire baisser le taux de grévistes. Par exemple, une technicienne qui devait assurer la sonorisation d’un concert, ce mercredi dans un studio, a été mise en disponibilité (remplacée par un CDD sans doute) et ne peut plus se déclarer gréviste.

Il y aussi tout le personnel pas directement lié aux antennes qui ne se met pas forcément en grève, estimant que leur débrayage ne "s’entendrait" pas. Mais ils soutiennent, participent aux AG, et alimentent la caisse de grève.

Convergences

À Radio France, les salariés sont répartis entre différentes directions selon leurs métiers.
Avec cette organisation du travail, il serait facile pour la direction de diviser les grévistes en jouant sur les fibres corporatistes. Mais ce qui est beau dans ce mouvement, c’est la convergence.

Les AG sont pleines. Évidemment, on ne peut pas nier qu’elles ne sont pas organisés de manière vraiment horizontale, que les syndicats y gardent une place primordiale dans le temps et la distribution du temps de parole. Mais malgré ça, la parole fuse, des groupes affinitaires se forment, et certains témoignages sont émouvants.

Mardi 24, une ancienne de RFI a tiré les larmes de l’assemblée en racontant comment les noms des "partants" avait été annoncé lors du plan social de 2012 dans la radio cousine (RFI, qui a longtemps été dans la Maison de la radio, ne fait pas partie du groupe "Radio France").

Ce mercredi matin, l’assemblée a ovationné les femmes et les hommes de ménage qui tiennent depuis jeudi dernier une grève non-stop malgré les pressions qu’elles ont subies de la part de leur employeur externe.

Le premier jour de grève, jeudi 19 mars, Mathieu Gallet a annulé le concert de l’Orchestre national de France, privant ses musiciens de leur droit de grève... Abasourdis, les musiciens présents dans l’auditorium pendant l’AG, ont décidé d’interpréter le quatrième mouvement de la Symphonie de Haydn pour les salariés. Ils terminent le concert avec une adaptation maison du « Chant des partisans ». Ovation des salariés, le mouvement est lancé !

Chant des partisans à Radio France

Un autre exemple : à l’issue de l’AG avec Mathieu Gallet, tous les agents de sécurité, remontés contre la piètre prestation du patron, se sont mis en grève. La sécurité a dû être assurée par un CDD et le directeur (le règlement prévoit que s’il n’y a plus d’agents, la maison doit être évacuée).

Ou encore ce mardi 24 mars, certains producteurs « stars » ont apporté leur soutien aux grévistes. Et la convergence est là. Encore.

La direction essaie de faire pression, pour maintenir coûte que coûte une « antenne » dite « dégradée » en forçant les producteurs d’émission à parler au micro, même si leur équipe est gréviste. L’équipe de la direction est très investie pour tenter de casser la grève. Pendant le week-end, un salarié gréviste en train de coller des affiches a été contrôlé par le directeur d’établissement. Il a dû montrer son badge comme on doit montrer ses papiers face à un flic. En réaction, l’AG de lundi a voté une motion de défiance à l’égard de ce directeur.

Malin, Olivier Poivre d’Arvor, le directeur de France Culture tente, lui, de faire copain/copain avec les grévistes en proposant aux animateurs de parler de la grève pendant 10 minutes s’ils reprennent l’antenne. Ce matin il a même proposé aux salariés de la chaine de se réunir "pour discuter" autour d’un croissant et d’un café. Il semble ignorer que les gens se parlent comme jamais depuis le début du mouvement et libre à lui de prendre part aux discussions.

Ce mercredi matin toujours, c’est un pompier qui a raconté comment le directeur des ouvriers a mis la pression sur un plombier accusé d’avoir coupé l’eau ou comment les agents de sécurité sont menacés à base "si tu fais grève, quand il y aura l’externalisation, tu seras pas repris".

On a par ailleurs appris ce matin un nouveau projet couteux du remplacement d’une grande partie des agents d’accueil et de sécurité par l’installation de vidéosurveillance, de portiques à badges, surveillant, comptant et régulant les flux dans cette grande maison alors qu’on s’y déplace librement aujourd’hui.

Malgré tout ça, la convergence persiste. Le mouvement pourrait durer même s’il commence à coûter cher aux grévistes. Des soirées des soutiens s’organisent, une caisse de grève a été mise en place. Espérons que le mouvement sauve ce qu’il y a encore à sauver de ce service public, soutenons-le, encourageons les grévistes !

« Laisse béton » des grévistes

Note

À lire sur La Rotative, un entretien avec un précaire de Radio France qui a cumulé 180 CDD en 10 ans : De l’air à France Inter ? « L’idéologie de l’entreprise privée est déjà hyper prégnante ».

Rappel : une soirée de soutien aura lieu vendredi 27 mars à la Parole errante

Mots-clefs : grève | sons - radios
Localisation : Paris 16e

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