De certaines options « anarchistes »

Réflexions à propos d’un certain « je fais ce qui me plaît » trop souvent constaté dans certains milieux militants.

De certaines options « anarchistes ».

Sans prétention à une étude empirique sérieuse, il s’agit ici de partir de quelques impressions pour dégager un « idéal type » qu’on ne pose donc pas comme une description de la réalité, qui n’est jamais faite de types « purs », mais seulement comme la saisie d’une possibilité idéelle dont certains traits peuvent se manifester réellement. Il s’agit donc, avant tout, d’avancer des concepts et des distinctions, dont on présuppose qu’ils peuvent éclairer certaines facettes de l’observé.

Or donc, l’impression de départ est ici que le « je fais ce qui me plaît » a une certaine prégnance sur le terrain. Qu’il s’agisse de se coordonner avec d’autres lors d’une manifestation (donc de définir une ligne commune d’action), de participer au travail collectif (par exemple en prenant soin à tour de rôle du maraîchage), ou bien encore d’assumer pour le bien commun des responsabilités qui se présentent de manière contingente, le sentiment est que cela ne se fera que si les protagonistes concernés sont d’humeur. Et si ce n’est pas le cas, ils invoqueront leur droit à ne faire que ce qui leur plaît pour se retirer ensuite sur leur Aventin.
Mais s’il en est ainsi, la cohabitation n’est-elle pas réduite à une simple coexistence, qui ne donne lieu qu’à des collaborations ponctuelles et accidentelles ? Peut-on encore parler de collectivité, voire de collectivisme [1] ? Et pourquoi le faudrait-il d’ailleurs ? Il faut examiner la chose.

Un premier pas dans ce sens serait peut-être de revenir à la distinction entre le libertaire et le libertarien.
Le libertarianisme, dont le promoteur principal fut Nozick, n’est rien d’autre, pour aller vite, que le libéralisme politique originel (Locke) poussé à ses extrêmes. Dans cette tradition, c’est la liberté individuelle qui est posée comme l’essentiel, et il s’agit de la défendre en limitant au mieux non seulement les pouvoirs de l’État (qu’il s’agit même de dissoudre), mais encore les contraintes inhérentes à la vie en société, par exemple le conformisme, qui peut évoluer en « tyrannie de la majorité ». Être libertarien, c’est donc être un anarchiste abstrait, avoir une conception abstraite de l’individu et de sa liberté, et cela constitue un anarchisme de droite.
En effet, historiquement, et comme l’a bien montré Domenico Losurdo, le libéralisme classique, a fortiori le libertarianisme, outre le droit à l’originalité (des croyances, du mode de vie…) n’est rien d’autre que la revendication bourgeoise des possédants à continuer d’être libres d’entreprendre, c’est-à-dire la revendication d’être libre d’exploiter ceux qui ne possèdent rien que leur force de travail. L’individualisme dont on se réclame ici est donc « l’individualisme possessif » selon les termes de Macpherson, l’individualisme bourgeois en somme.

Il faut cependant souligner que, en ce qui concerne la population militante concernée par ce modeste essai, cette tendance est contrebalancée en partie par une sorte d’idéal de frugalité posé contre la société de consommation, elle-même fille du capitalisme, donc du salariat, ce dernier étant repoussé avec vigueur et à juste titre. On ne fera donc pas ici l’insulte aux personnes concernées de déduire que, parce qu’elles ne veulent pas du salariat, c’est qu’elles aspirent à la position bourgeoise (en revanche, dès que l’idéal de frugalité est abandonné, le refus du salariat donne parfois lieu à cette dérive, contradictoire, au sein de populations dominées : « je ne veux pas être salarié, donc j’ai à être patron », comme si cela ne revenait pas à vouloir se retourner contre ses semblables, donc contre soi-même. Cette incohérence résulte sans doute d’une incapacité à penser les rapports sociaux dans leur globalité).

Pour autant, la question demeure de savoir si, à partir de telles prémisses, on peut faire société, ou mieux encore, « faire cité ». Cette question se pose non seulement sur le plan pragmatique des luttes et de leur efficacité, mais plus encore sur celui des lignes de fuites vers un modèle alternatif de vie sociale, modèle qui aurait à sortir de la conception abstraite de l’individu esquissée plus haut, c’est à dire qui prendrait en compte la socialité native du sujet.

Faut-il viser une société dans laquelle des individus, voire des tribus, ne font que se rencontrer quand ce que l’on nomme une alliance objective semble s’imposer, pour ensuite se séparer au plus vite afin de retrouver leur chère liberté ? Il faudrait ici se pencher sur la question de savoir si l’unité propre à ce que, dans la tradition de la pensée politique, on nomme République (notion donc ici prise au sens premier et loin de sa caricature contemporaine) suppose l’identité de ses membres ou bien si cette unité peut se concilier avec la diversité, et même la promouvoir.
Dans l’histoire, par exemple à Rome, il est vrai que l’unité semble toujours être passée par l’identité. Cela revient à demander si l’appartenance se fonde toujours sur le sentiment, comme Rousseau semble le croire, ce qui le mène par exemple à faire l’éloge d’une religion civile. Si donc le « faire cité » implique l’uniformité par l’identité, son rejet au nom de la liberté individuelle peut faire sens, mais il reste à prouver qu’il ne peut en être autrement, donc que le lien qui unit doit forger des individus identiques, doit se fonder sur une certaine uniformité. Or cela est douteux, le modèle de la cité antique n’est probablement pas le seul possible, une cité non moins soudée, mais pluraliste, semble parfaitement concevable.

Mais cette liberté collective, qui résulte de la conciliation entre l’unité et le pluralisme, n’est-elle pas l’un des traits distinctifs de la pensée anarchiste classique (qui ainsi se distingue du républicanisme inspiré de l’antiquité, et du même coup d’un certain communisme trop inspiré de ce modèle totalisant [2] ) ?

Les libertaires originaux, les anarchistes « classiques », quant à eux, n’ont-ils pas une idée beaucoup plus forte de la collectivité humaine, de la collaboration non seulement économiques et sociales, mais encore politique ? Ne défendent-ils pas une version plus substantielle de la solidarité, alors comprise au sens où les pierres sont solidaires dans un mur, c’est-à-dire « tiennent ensemble » ?

Ce serait là l’anarchisme de gauche, celui qui ne voit de salut que dans l’union des individus, sans pour autant bien sûr que cette union écrase les individus qui lui donnent vie : un anarchisme concret (dans sa saisie de la réalité individuelle en tant qu’informée par le lien social). Cet horizon suppose bien évidement qu’on se penche sur les rapports sociaux et politiques qu’il faut instituer pour en arriver là, par exemple la démocratie directe, mais ce n’est pas ici le lieu d’examiner cela, il est suffisant pour le présent propos de distinguer anarchisme abstrait et anarchisme concret ou « collectiviste », ce dernier se définissant par le refus de la domination, donc par le refus de l’État comme par le refus du capitalisme, sans pour autant atomiser la société en une dispersion d’individus, et même en présupposant que cette atomisation constitue un obstacle à l’émancipation, puisque l’individu sans liens peut toujours se retourner contre ses semblables et redevenir bourgeois. Plus loin encore, l’idée ici est probablement aussi que « l’individu sans liens » n’est pas tout à fait complet, que la seule coexistence est une sorte de mutilation.

Ainsi Bakounine écrivait-il par exemple ce passage (Dieu et l’État, 1882), qui souligne assez, en particulier dans ses dernières lignes, la dépendance du sujet, sa finitude constitutive, bien loin du mirage d’une autarcie impossible :

«  Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes ou femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou une négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens vraiment libre que par la liberté des autres, de sorte que, plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent, et plus étendue et plus large est leur liberté, plus étendue et plus profonde devient la mienne. C’est au contraire l’esclavage des autres qui pose une barrière à ma liberté, ou, ce qui revient au même, c’est leur bestialité qui est une négation de mon humanité parce que, encore une fois, je ne puis me dire libre vraiment que lorsque ma liberté, ou ce qui veut dire la même chose, lorsque ma dignité d’homme, mon droit humain, qui consiste à n’obéir à aucun homme et à ne déterminer mes actes que conformément à mes convictions propres, réfléchit par la conscience également libre de tous, me reviennent confirmés par l’assentiment de tout le monde. Ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de tous s’étend à l’infini »

 [3]

Mais de quels liens peut-on encore parler si le « je fais ce qui me plaît » règne ? Potentiellement caprice d’enfants de mentalité bourgeoise qui s’ignore comme telle, l’individualisme constitue-t-il une libération ou bien un asservissement, une plénitude ou bien une aliénation ?
Voilà des questions qui semblent peu examinées, et cela conduit à se demander si certains ne prétendent pas être en rupture avec la société bourgeoise sans avoir conscience d’emmener avec eux, en contrebande, les déformations subjectives que cette société engendre depuis la naissance du capitalisme.

Pour finir avec ces quelques remarques, on pourrait se tourner vers le dernier ouvrage de Daniel Bensaïd, Le spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, par exemple le second chapitre.
La thèse de l’auteur est que les courants actuels qui s’inspirent des sombres descriptions des théoriciens qui se sont penchés sur la société capitaliste avancée pour en décrire les contraintes, de Marcuse à Foucauld en passant par Debord, finissent par sombrer dans une sorte de « mélancolie de gauche » qui les mène à abandonner toute perspective stratégique en vue d’une société future, comme si c’était là, désormais, un mirage. Il ne resterait plus, alors, qu’à investir, ou créer, des sortes de brèches de vie alternative qui valent pour elles-mêmes sans autre projet à plus long terme, sans le moindre horizon d’une émancipation plus large :

« Faisant d’impuissance politique vertu, les mouvements sociaux renaissants de la fin des années 1990 ce sont largement nourris d’un deleuzisme et d’un foucaldisme vulgaires pour tracer leurs « lignes de fuite » et bercer leurs rêves d’exode hors d’un système sans issue apparente »

(p.39).
Il ne s’agit pas, ici, de nier la puissance intégratrice du système, qui a su, il est vrai, faire en sorte que les dominés participent à leur domination, et il est vrai aussi que la gauche classique, fut-elle extrême, semble aveugle à ce fait auquel elle ne cesse pourtant de se heurter comme on se heurte à un mur (Bensaïd lui-même pourrait parfois passer pour quelqu’un qui prend ses désirs pour des réalités).
Pour autant, il ne faudrait sans doute pas tomber dans l’extrémité symétrique, le renoncement, et ne finir que par cultiver son jardin, fut-il alternatif et radical. Or, c’est là une chose évidente, l’anarchisme du « je fais ce que je veux » n’a pas peu à voir avec cette retraite en rase campagne.

Quelques pistes pour emprunter le chemin de crète ici ébauché :

« Que faire ? »

Le constat est, pour beaucoup d’entre nous, bien sombre. Désastres sociaux et écologiques se succèdent toujours plus vite, sans rien dire d’un mode de vie pour le moins étriqué, pour ne pas dire aliéné, qui cependant s’impose au plus grand nombre comme le seul choix pour assurer la subsistance. Le propos ici n’est pas de détailler ce constat, la littérature consacrée à cela pourrait remplir des bibliothèques entières, mais d’envisager des formes de lutte qui, à terme, pourraient enrayer la logique dévastatrice qui est celle des sociétés « avancées », logique que, à vrai dire, elles imposent à la totalité de la planète.

Song Jiang

Notes

[1Le mot a été, hélas, passablement sali par la collectivisation forcée propre au stalinisme.

[2Du point de vue anarchiste comme du point de vue communiste, le défaut du républicanisme classique, outre la question du pluralisme, réside dans le fait qu’il propose un modèle purement politique, conçu pour faire obstruction à la domination politique (le despotisme), mais qui ignore la domination économique née avec le capitalisme. La République dans le mode de production bourgeois ne peut cependant n’être qu’une chimère.

[3On peut comparer cette idée d’interdépendance quasi ontologique avec la relation utilitariste que propose un Stirner (L’unique et sa propriété, 1845), relation qui, ainsi posée, peut très vite tourner à l’instrumentalité :
« On me dit que je dois être un homme parmi mes semblables (Marx, La Question juive, page 60). Je dois respecter en eux mes semblables. Personne n’est pour moi respectable, pas même mon semblable. Il est uniquement, comme d’autres êtres, un objet auquel je m’intéresse ou ne m’intéresse pas, un sujet utilisable ou inutilisable. S’il peut m’être utile, je vais, bien sûr, m’entendre et m’associer avec lui, afin de renforcer mon pouvoir et, à l’aide de notre force commune, accomplir davantage que ne le pourrait chacun de nous isolément. Je ne vois rien d’autre dans cette communauté qu’une multiplication de ma force et je n’y consens qu’aussi longtemps que cette multiplication produira ses effets. C’est alors qu’il y a association. (...)Comme individu unique, tu peux t’affirmer seulement dans l’association parce que l’association ne te possède pas, parce que c’est toi qui la possèdes ou qui l’utilises à ton profit. »
Que certains associent Bakounine et Stirner ne peut alors que surprendre, tant ce qui est en jeu ici ne relève pas de la nuance mais d’un véritable fossé entre les deux auteurs, celui qui sépare la pensée abstraite de l’individu de sa conception concrète .

Mots-clefs : anarchisme | stalinisme

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