Compte rendu du rassemblement de soutien à deux aides soignantes d’un EPHAD du 93 : reflet-échantillon des luttes du monde de la santé et de ses enjeux.

Contre la marchandisation du soin et la criminalisation de la dénonciation : devoir de réserve, dépolitisation du travail et répression syndicale.

Le 19.04.20, le journal Le Parisien publie un article titré « À l’Ehpad de Livry-Gargan, les employés ont peur que le manque de moyens tue plus que le Covid-19  », dans lequel sont cités les propos d’Anissa Amini, représentante élue Syndicat Sud et aide-soignante de l’EPHAD Emile Gérard à Livry-Gargan, commune de Seine-Saint-Denis. Deux semaines plus tard, un entretien avec Anissa à propos de cet article et de la situation de l’EPHAD Emile Gérard est publié sur Révolution Permanente, le média du courant communiste révolutionnaire du NPA. Ces deux articles relaient les témoignages de la représentante syndicale, non seulement à propos des conditions de travail de ses collègues et d’elle-même, mais aussi des conséquences de la détérioration de ces dernières et de l’impact de celle-ci sur la qualité des soins proposés aux usager.es et du respect primaire de leur dignité humaine. De la même manière, Aziza, elle, se fait prendre en photo avec un masque FFP2 donné par les Brigades de la solidarité populaire, organisme associatif autogéré d’aide aux défavorisé.es. Les deux aides-soignantes sont convoquées pour la journée du 6 juillet à un entretien préalable à sanction disciplinaire avec invocation du non respect du devoir de réserve.

Dès 8h, le 6 Juillet 2020, des touches de violet et de vert fluo viennent s’ajouter à la palette limitée des paysages policés de ces banlieues nouvellement pavillonnaires et en voie de gentrification dont Livry-Gargan fait partie. Au-dessus des bandes réfléchissantes des gilets signalétiques, les inscriptions indiquent : Syndicat SUD Santé-Social. Quelques fagots de drapeaux se portent sous les bras et dans un cabas Auchan se devine le poids d’une banderole repliée sur elle-même et d’un mégaphone recouvert de stickers. Jusqu’à 9h, quelques dizaines de personnes arrivent au compte-goutte, et si les pas hésitants et les regards rivés sur des itinéraires virtuels encapsulés sous l’écran d’un téléphone trahissent la désorientation du groupe sur le territoire banlieusard. Cependant, le tutoiement et les apostrophes familières posent le ton chaleureux du rassemblement. La petite table rapportée par une habitante riveraine et sur laquelle se pose gobelets et cafetière collective vient exhiber et réaffirmer la solidarité de l’instant. Un couple de duos de policier.es municipaux dont les visages se savent connus par les riverain.es livryen.nes viennent se poster aux intersections de l’allée de Joinville et s’illustrer de leur aptitude à rester immobiles pendant quelques heures.

Avant que ne puisse s’organiser l’espace et se diriger les regards, l’arrivée de la directrice de l’EPHAD, Mme Ombala-Strinati, accompagnée du directeur des services techniques mobilise l’attention de la quarantaine de soutiens présents :

Anissa, Aziza, on vous lâchera pas, 0 sanctions.

Les slogans couvrent timidement la voix de la directrice avant de s’éteindre. Celle-ci adopte la posture candide de l’ignorance : « je ne sais pas tout, j’étais en congé maternité pendant la période de cette crise et je souhaite m’entretenir avec Mme. Amini pour en savoir plus » peut-on entendre. La confiance en la sincérité de cette déclaration - juxtaposée aux formalités, enjeux et suites potentielles d’une réunion préalable à sanction disciplinaire - s’est mesurée aux rires nerveux et à la reprise des slogans de l’assemblée.

Face à ces réactions : le retranchement de la directrice dans l’EPHAD marque le début d’une suite de prises de paroles. Avant les réprésentant.es syndical.es SUD-Santé/social, un président d’union départementale CLCV, un président du conseil départemental chargé de la solidarité (affaires sociales/santé), ou de la députée Européenne Anne-Sophie Pelletier, Anissa Amini se permet un tour de micro. Habitante de l’Oise et familière des villages-clusters précurseurs du confinement national, l’aide-soignante déclare avoir mis en garde la direction de l’EPHAD du spectre planant d’une crise sanitaire pandémique à venir. Que ce soit à travers note de services (jugées insupportables), demande de mise en place d’un CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) ou de nombreux appels, le silence et l’absence de réponse se fait la norme. Malgré les alertes de la représentante syndicales, la solidarité interne, l’absence totale de protections médicales, des premiers cas de suspicions émergent et le 19 avril, 7 décès sont à déplorer dans l’établissement. Dans les différentes prises de parole, sont salué.es –non seulement le personnel soignant mais aussi- les services de lingeries, de cuisine, le rare mais remarquable personnel administratif présent lors de la crise (notamment le directeur des services techniques fortement investi). Les dons, arrivées de matériel, le soutien et la présence de cadres de santé vantés dans le communiqué de presse de la directrice par Intérim Elsa Nicoise du 19 avril 2020 n’ont pris place qu’après la sollicitation des médias faite par Mme Amini.

De nombreuses interventions suivent celles d’Anissa, remontée dans l’établissement après sa prise de parole. Nous pouvons notamment retenir celles de certain.es acteur.ices du monde de la santé et de ses usager.es : Bernard de France, Pierre Laporte, et Anne-Sophie Pelletier. Le premier, président de l’Union départementale Seine-Saint-Denis de l’association CLCV (Consommation, Logement et Cadres de Vies) de défense des consommateur.ices et des usager.es des services publics, s’est permis de parler en qualité de représentant des usager.es de la Santé Publique. Dans le discours de l’ancien professeur de philosophie sont ainsi mis en cause les « politiques néolibérales du monde de la santé et la marchandisation générales des soins  » comme cause de souffrance en premier lieu des usager.es, premières victimes. Bien que sa déclaration se fasse à travers le prisme de l’usager.e de la Santé publique plus que par celui du travail de la santé, ce dernier est défendu ainsi :

Les travailleur.euses de la Santé nous rendent un service innapréciable (pour nous, malades et usager.es de la Santé). Dans des moments comme celui d’aujourd’hui, il est indispensable de défendre celles et ceux qui n’ont que trop peu souvent le droit à la parole, c’est-à-dire les victimes (des nouvelles politiques du monde de la Santé comme du virus) […] En leur nom, les usagers et malades sont les premier.es à être aux côtés des travailleurs de la Santé pour défendre leur droits

Pierre Laporte, 11e vice président élu du Conseil Départemental chargé de la Solidarité (Santé-Social, prévention des risques) et maire-adjoint de Tremblay-en-France, nous rappelle dans sa prise de parole l’importance d’une lecture sociale des problématiques des politiques du monde de la Santé. Les taux de surmortalité, particulièrement élevés en Seine-Saint-Denis, particulièrement élevés en comparaison avec d’autres départements moins précaires, sont ainsi cités et expliqués ainsi : les travailleur.euses précaires du 93 sont des travailleur.euses dit.es «  Clés » dont le travail est nécessaire pour le fonctionnement élémentaire de la vie.

La réalité de la France d’aujourd’hui c’est les sacs-poubelles en guise de surblouses dans les hôpitaux publics

Ainsi, M. Laporte avance l’inadmissibilité d’une mise en cause administrative et répressive d’un personnel ayant géré une guerre sans armes, guerre dont certain.es sont décédé.es, rappelle t’il.

Anne-Sophie Pelletier, autrice d’EPHAD, une honte française (Paris, Plon, 2019), députée européenne (France Insoumise) et aide médico-psychologique porte-parole d’une grève de 117 jours dans un EPHAD du Jura en 2017, s’exprime aussi pour soutenir Anissa et Aziza. De par son historique de lutte, particulièrement légitime pour comprendre la situation de ses deux adelphes attaquées, elle déclare comprendre –non seulement la situation mais aussi- la « criminalisation des gens qui dénoncent  » et la difficulté de faire grève, ou de dénoncer, dans le monde de la santé à partir du moment où tout acte disruptif a un effet à court-terme sur la qualité des soins proposés et des conditions de travail d’une équipe générale. La députée France Insoumise dit lire un processus actif de criminalisation du statut du lanceur d’alerte plus qu’une protection de celui-ci, un bâillonnement de la parole à travers l’existence d’un devoir de réserve plus que la garantie de la neutralité d’un service public asphyxié par des politiques mercantiles.

Les jeunes dans la galère, les vieux dans la misère, de ce monde là, on en veut pas !

Pour Anne-Sophie Pelletier, la parole doit rester libre du côté des professionnel.les pour l’intérêt général de tous.tes : « les vieux de demain, c’est nous ».

Vers 11H30, un représentant de la fédération SUD Santé-Sociaux Seine-Saint-Denis ayant accompagné à sa réunion préalable à sanction disciplinaire Anissa Amini vient interrompre les prises de paroles et partager des éléments sur la posture de la direction dans l’exercice de cette confrontation répressive. Selon ce dernier, la directrice Mme Prisca Ombala n’aurait pas changé sa ligne de conduite et continuerait à interroger Anissa sur la gestion de la crise plutôt que sur ses témoignages, et déclarerait s’engager à ouvrir une enquête administrative sur la gestion de la pandémie de COVID-19 plutôt que de poursuivre les procédures de la réunion préalable à sanction disciplinaire.

Si la fin du rassemblement se marque par une certaine réjouissance méfiante, la certitude de la malhonnêteté de l’engagement de la direction de l’EPHAD Emile Gérard et de sa volonté de surveiller et punir s’est manifesté sans équivoque et exhibé dans une lettre à la directrice de l’EPHAD datant du 30 juillet. Dans cette lettre sont exposés «  diffamations, mensonges, menaces et intimidations  » de la directrice à l’encontre d’Anissa Amini, et des réalités du rassemblement du 6 juillet.

Toutes les réunions de service que vous avez organisées dans le cadre de cette pseudo enquête ont consisté en un « lynchage » en règle d’Anissa (en arrêt maladie depuis le 20 juillet) et de notre section SUD. Dans ces réunions, d’où ont été tenu à l’écart plusieurs représentant-es du syndicat, vous avez manié tour à tour :

  • des mensonges grossiers. Par exemple : -Anissa aurait menacé des agents, -Anissa aurait accusé les agents de ne pas avoir hydraté les résident-es (dans l’article du Parisien),-Anissa aurait dit « qu’étant une arabe, la directrice ne savait pas à qui elle avait à faire ». Vous êtes allée jusqu’à décrire le rassemblement du 6 juillet ainsi : « des CRS étaient devant l’EHPAD, le Parti Communiste était là ! Des pavés ont failli être jeté contre l’EHPAD ! » (Ce qui vous a valu un courrier de la représentante du PCF de Livry-Gargan et élue municipale).
  • la diffamation. Vous dites, avec vos cadres aux ordres, qu’Anissa mérite une sanction car elle aurait entaché la réputation de l’EHPAD. Si les infirmièr-es ne veulent pas venir y travailler, si l’EHPAD ne se remplit pas, c’est de sa responsabilité ?! Plus grave encore :SUD aurait fait un tract raciste ?!! Vous cherchez à dresser les collègues les un-es contre les autres en essayant d’activer des réflexes communautaristes, c’est écœurant !
  • des menaces et intimidations à l’encontre des agents qui ont signé la pétition de soutien à Anissa et Aziza ; ils et elles sont tous et toutes menacé-es de sanction. « Des têtes vont tomber. Je peux mordre, je peux licencier » avez-vous annoncé. Menaces aussi contre les salarié-es qui ont manifesté devant l’EHPAD lors de la journée nationale de mobilisation du 16 juin, pour réclamer des moyens et de meilleurs salaires.

Lettre à la directrice de l’EPHAD Emile Gérard, 30 juillet, pour SUD Santé-Sociaux 93, Pascal Dias (secrétaire général du syndicat et membre de la Commission Exécutive Fédérale)

De par son déroulement, les processus, outils et méthodes engagées pour installer un climat répressif de musellement, l’affaire opposant A. Amini, aide-soignante lanceuse d’alerte à la direction de l’EPHAD où elle travaille vient encapsuler une certaine tendance des politiques de répression du monde de la santé et des services publics. En effet, si le devoir de réserve revendique la protection de «  la considération du service public par les usagers.  » sous peine de pénalité ou condamnation, il est difficile de ne pas voir en son utilisation un outil de silenciation de travailleur.euses. Dans le cas de figure d’Anissa Amini, cette «  violation du devoir de réserve » s’est faite la première brique d’un monument d’intimidation, menaces, et violences professionnelles.
Au-delà de l’outil administratif et pénal qu’est le devoir de réserve, le processus de répression, pénalisation, et menace de condamnation engagé à l’encontre de la lanceuse d’alerte qu’il a permis, a un effet particulièrement insidieux : la criminalisation de la dénonciation, non seulement dans le service public mais aussi dans le monde du travail.
« Vous êtes allée jusqu’à décrire le rassemblement du 6 juillet ainsi : « des CRS étaient devant l’EHPAD, le Parti Communiste était là ! Des pavés ont failli être jetés contre l’EHPAD ! » »
Lettre à la directrice de l’EPHAD Emile Gérard, 30 juillet, pour SUD Santé-Sociaux 93, Pascal Dias (secrétaire général du syndicat et membre de la Commission Exécutive Fédérale)

Cette association mensongère des modalités de luttes non-violentes (et fondamentalement ancrée dans une histoire des conquêtes des droits du travail en France), avec d’autres modes de luttes violents (particulièrement décriés et criminalisés par les constructions législatives et pénale, mais aussi socioculturelles) exhibe une volonté de bornage et de dégradations de l’image des travailleur.euses dans une opinion commune. Le traitement médiatique suite à l’interpellation de Farida, infirmière ayant participé à la manifestation du 16 Juin 2020 interpellée violemment après avoir lancé quelques petites pierres sur un cordon des forces de l’ordre après des heures d’utilisation de grenades désencerclantes et lacrymogènes, et la division des opinions à son égard au sein des travailleur.euses de la Santé manifestent les effets d’une criminalisation des luttes, peut importe leur modalités : de la peur des discordes binaires naissent les silences complices.
Si Adèle Haenel disait :

Dépolitiser le réel c’est le repolitiser au profit de l’oppresseur.

, la persistance de l’existence d’un devoir de réserve dans le service public, comme la persistance de l’idée d’une valeur à accorder à une dépolitisation des espaces publics et des espaces de travail au profit de la conservation d’un état neutralisant plus que politiquement neutre, amène à un confort docile dans la fuite des ruptures et des remises en question des opinions, des valeurs, et des fonctionnements du travail, et des travailleur.euses.

De la France déchirée sous l’affaire Dreyfus, des caricatures à deux cases et des discordes dépeintes comme des dangers desquels se détacher, aux devoirs de réserves, aux chartes de confidentialité, à la criminalisation de la dénonciation et de l’alerte, du culte de la dépolitisation à la gloire des bonnes ambiances à ne pas gâcher en soirée, l’intérêt d’un devoir d’effusion semble se poser comme une nécessité.

Note

Crédit Photo : Palice Jékowski

Mots-clefs : soin - santé
Localisation : Seine-Saint-Denis

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