Auguste Vaillant : anarchiste, lanceur de bombe et… astronome !

Le 9 décembre 1893, une bombe explose au beau milieu de l’hémicycle de l’Assemblée nationale. L’auteur de l’attentat, l’anarchiste Auguste Vaillant, est rapidement arrêté. Quelques semaines plus tard, le 5 février 1894, après un procès expéditif et malgré une mobilisation en faveur de sa grâce, il est guillotiné. Devenu par la suite une icône de cette période de la « propagande par le fait », durant laquelle le mouvement anarchiste international multipliait les actions violentes, un aspect particulier de la personnalité de Vaillant a vite été oublié : sa passion pour l’astronomie !

Article initialement publié le 5 février 2020

As-tu pensé parfois, que ces points qui scintillent,
Plongés dans l’infini, sont des soleils lointains,
Qu’autour de ces foyers, qui silencieux, brillent,
Voguent, majestueux, de vieux soleils éteints,

Ces globes qui nous sont, cachés par la distance,
Ont leur humanité, et, tout comme ici bas
Ces humains passent-ils toute leur existence
À s’entredévorer en luttes et combats ?
 [1]

Un abandon paternel, une enfance compliquée puis quelques délits essentiellement liés à des questions de nécessité lors de son adolescence : voici les rares éléments biographiques disponibles laissant entrevoir le début de vie difficile d’Auguste Vaillant. Une fois adulte sa situation semble tout aussi miséreuse : après quelques années où les petits boulots s’enchaînent, il tente sa chance en Amérique et s’installe à Buenos Aires avec sa compagne en 1890. Ses rêves de vie meilleure rapidement brisés, il reviendra en France trois ans plus tard en 1893, il s’installe alors à Choisy-le-Roi avec sa fille Sidonie et se fait employer dans une maroquinerie. Sa femme étant restée à Buenos Aires, il se met en ménage avec une cousine germaine de cette dernière. Quelques mois à peine après son retour en France, le 9 décembre 1893, un événement le fera passer à la postérité : le fameux attentat au palais Bourbon [2].

Rapidement identifié comme auteur de l’attentat, la machine médiatico-politico-judiciaire s’emballe : arrestations, perquisitions, procès, condamnation à mort et vote dans la foulée des « lois scélérates ». Vaillant et les anarchistes défraient la chronique : hommes politiques, éditorialistes, juges, médecins et autres « experts » s’expriment largement dans les colonnes des journaux, chacun y allant de son avis… En se replongeant dans la presse de cette période et les différents portraits de Vaillant qui y sont faits [3], un aspect particulier de sa personnalité revient à plusieurs reprises : son grand intérêt pour l’astronomie.

À l’assaut du ciel et de l’autorité

—« Ajoutons qu’à un moment donné, Auguste Vaillant s’était mis à étudier l’astronomie et ne parlait plus que d’astres, de révolutions planétaires, de comètes. » [4]

— « Depuis son incarcération à la prison de la Santé, l’anarchiste du Palais-Bourbon a déjà dévoré une dizaine d’ouvrages d’histoire ou de philosophie ; il a également lu entièrement un traité d’astronomie. » [5]

— « il lisait continuellement les ouvrages de Flammarion. » [6]

Cette dernière citation, issue d’une interview de sa mère, nous permet de resituer cette passion de Vaillant dans un contexte plus général de « popularisation » des sciences. Camille Flammarion est en effet un des vulgarisateurs les plus célèbres de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, auteur notamment d’une Astronomie populaire qui s’est vendue à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. L’astronomie — au même titre que d’autres disciplines en ces temps de science triomphante — occupait alors une place importante dans l’espace public (conférences, expositions, revues, etc.), mais demeurait néanmoins souvent difficilement accessible aux milieux populaires. Le mouvement ouvrier, qui se dote au même moment de ses propres institutions éducatives, a ainsi joué un rôle important de diffusion de cette science [7] auprès de ces milieux : articles de vulgarisation dans la presse militante, cours publics, présence d’ouvrages dans les bibliothèques des bourses du travail… de nombreuses traces existent de cet intérêt pour l’astronomie et sa diffusion chez certains révolutionnaires [8]. Militant anarchiste, c’est donc probablement dans le cadre de ses activités politiques que Vaillant a également pu s’initier à cette science.

Après son exécution, plusieurs nécrologies mentionnent de nouveau cet intérêt :

Auguste Vaillant, on le sait, avait lu avec passion quelques-uns des livres populaires de philosophie et d’astronomie les plus fameux, qui n’avaient pas peu contribué à le mettre dans une sorte d’extase, moitié humanitaire, moitié extra-terrestre. [9]

Finalement cette passion, a priori pourtant inoffensive, se retrouve donc utilisée par une partie de la presse pour amplifier la monstruosité du portrait : peut-être même que sa fascination pour cette science aurait contribué à son passage à l’acte, semble ainsi suggérer le journal. Mais qu’en est-il des discours à ce sujet du principal concerné ? Les traces en sont rares et demeurent également liées à son procès, durant lequel il déclare par exemple :

Maintenant, messieurs, quelle que soit la peine dont vous me frappiez, peu m’importe, car regardant cette assemblée avec les yeux de la raison, je ne puis m’empêcher de sourire de vous voir, atomes perdus dans la matière, raisonnant parce que vous possédez un prolongement de la moelle épinière, vouloir vous reconnaître le droit de juger un de vos semblables.
Ah ! messieurs, combien peu de choses est votre assemblée et votre verdict dans l’histoire de l’humanité, et l’histoire humaine, à son tour, est également bien peu de chose dans le tourbillon qui l’emporte à travers l’immensité et qui est appelé à disparaître ou tout au moins à se transformer pour recommencer la même histoire et les mêmes faits, véritable jeu perpétuel des forces cosmiques se renouvelant et se transformant à l’infini !
 [10]

Cette déclaration permet ainsi de mieux comprendre comment cet intérêt pour l’astronomie pouvait s’articuler avec une pensée antiautoritaire : en remettant les êtres humains et l’histoire de l’humanité à leur place dans l’univers, « le droit de juger » que s’arrogent certains sur d’autres devient totalement caduc. L’évocation d’un recommencement perpétuel de l’histoire renvoie quant à elle probablement à la lecture par Vaillant d’un autre ouvrage d’astronomie où cette thématique est présente, écrit également par un militant révolutionnaire quelques années plus tôt : L’Éternité par les astres d’Auguste Blanqui [11].

Partager le savoir : le cercle philosophique de Choisy-le-Roi

Cette passion pour l’astronomie, Vaillant comptait la faire partager, fidèle de cette façon à la tradition anarchiste de diffusion des savoirs. Suite à l’attentat, on retrouve dans plusieurs articles la mention d’un « Cercle philosophique » [12] à Choisy-le-Roi créé à l’initiative de Vaillant. En effet, quelques semaines seulement avant l’attentat, on lit dans le journal anarchiste La Révolte un appel à dons pour ce cercle où il est précisé qu’il a été fondé « pour l’étude des sciences naturelles, avec bibliothèques, conférences scientifiques, etc. » [13]. Dans le quotidien socialiste La Petite République française, une autre annonce précise que

Les fondateurs du cercle, qui sont des ouvriers, font appel aux personnes qui s’intéressent aux questions scientifiques et à leur vulgarisation, en les priant de bien vouloir les aider, dans la tâche qu’ils ont entreprise de répandre l’étude des sciences parmi la classe ouvrière. [14]

Après l’attentat, le cercle fut dissous de fait et ses membres interrogés par la police. Si seulement trois conférences purent se tenir, dont le contenu n’est pas précisé, ces annonces ainsi que l’intérêt désormais établi de Vaillant pour l’astronomie laissent envisager que cette science avait des chances de se retrouver tôt ou tard au programme. Cette hypothèse est par ailleurs quasiment confirmée grâce à certains éléments de la biographie d’un des compagnons de Vaillant : Armand Schulé. Basés sur une lettre au juge d’instruction de l’affaire, il y est en effet mentionné que :

un dimanche d’août 1893, alors qu’il était dans le jardin de ses parents à Thiais, Vaillant engagea la conversation avec lui sur l’agriculture. Comme il sortait, Vaillant l’accompagna et lui parla d’astronomie. Armand Schulé se déclara fort intéressé par le sujet. Vaillant lui proposa de créer un cercle pour l’étudier. (...) [15]

On en apprend également un petit peu plus sur les motivations de Vaillant à fonder ce cercle dans l’une de ses dernières lettres, reproduite dans Le Figaro quelques mois après son exécution :

Sans repousser l’action révolutionnaire, j’étais, en ce moment, essentiellement évolutionniste de tempérament, trouvant qu’à côté du travail révolutionnaire qui s’effectuait dans la masse, il fallait multiplier nos efforts afin de dégarnir les cerveaux de tous les préjugés qui les encombrent, afin qu’au moment de la débâcle les conscients soient le plus nombreux possibles. [16]

Loin de se limiter à un plaisir personnel, Vaillant souhaitait donc selon toute vraisemblance partager sa passion et utiliser certaines connaissances scientifiques comme base de réflexion politique, dans une perspective tant d’éducation que de propagande. Le terme « débâcle » ne renvoie pas ici à l’échec de la révolution, mais bien à la débâcle du capitalisme, qui dans l’esprit des révolutionnaires finirait nécessairement par arriver à plus ou moins long terme. Rendre accessible l’étude des sciences aux prolétaires était donc surtout une manière de préparer activement la révolution, afin que cette dernière soit menée par des individus éclairés.

Nous trouvons ainsi avec Vaillant un exemple de militant révolutionnaire issu du prolétariat ayant non seulement eu accès à une culture scientifique importante en matière d’astronomie, mais ayant également cherché à la diffuser. Loin d’être le seul, cet exemple possède néanmoins la particularité de concerner une figure emblématique du mouvement anarchiste, dont la notoriété a paradoxalement fait oublier la complexité du personnage. Diabolisés par les réacs en tout genre, élevés au rang de héros par certains anarchistes ou encore soigneusement mis à distance par d’autres [17], Vaillant et les anarchistes partisans de la propagande par le fait méritent pourtant mieux comme mémoire que caricatures et raccourcis historiques !

Florian Mathieu

Poème d’Auguste Vaillant dans la Revue Libertaire, 15 décembre 1893

Notes

[1Lettre d’Auguste Vaillant à la veille de son exécution, février 1894. Reproduite dans Le Temps daté du 6 février.

[2Pour une biographie plus complète de Vaillant, voir notamment ici

[3Notamment à l’occasion de comptes-rendus d’audience lors de son procès

[4L’instransigeant, 12 décembre 1893.

[5Le Matin, 25 décembre 1893.

[6Interview de la mère de Vaillant, le XIXe siècle, 14 décembre 1893.

[7Mais ce n’était bien sûr pas la seule.

[8Cette thématique fait l’objet d’un travail de thèse en cours, dont certains éléments sont présentés ici et .

[9La Justice, 7 février 1894

[10Annales catholiques, 18 janvier 1894.

[11Cette hypothèse peut être renforcée du fait que Vaillant, dans ses premières années de militantisme, fréquentait les milieux blanquistes

[12L’Intransigeant, La Lanterne ou encore La Petite Presse datés du 13 décembre 1893.

[13La Révolte, 21 octobre 1893

[14La Petite République française, 21 octobre 1893.

[16Auguste Vaillant, « Mes derniers jours de liberté » in Le Figaro, 21 juillet 1894.

[17On pense notamment à un visuel régulièrement utilisé par certaines organisations libertaires, dans lequel un petit personnage tenant une bombe à la main est présenté avec une légende : « Défaite vos idées reçues sur l’anarchie »

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