Acte 4 - Dispositif exceptionnel, débordement exceptionnel !

Ambiance apocalyptique, le jour se lève sur une capitale déserte, quasiment plus aucune voiture ne stationne dans les rues, toutes les vitrines des magasins sont protégées par des panneaux de bois, pas de transport en commun, pas un café d’ouvert, seul le bruit des hélicos vient perturber ce calme lourd. Le plan semble bien défini par le ministère de l’intérieur, mais les protagonistes de la pièce ont décidé d’improviser. De l’Etoile à Répu en passant par St Laz et Beaubourg, ce récit à plusieurs mains est loin d’être exhaustif sur les événements qui se sont déroulés ce samedi 8 décembre 2018 à Paris. De multiples cortèges de plusieurs milliers de personnes ont sillonné Paris.

Scène 1 : autour de l’étoile le matin, errance dans une ville cloisonnée

Tôt le matin, des rassemblements se créent en plusieurs points de la capitale, à Étoile, Bastille, Porte Maillot, Répu. Les médias commencent déjà à dérouler la longue litanie communicationnelle : tout est sous contrôle, le nombre d’interpellations gonfle de minute en minute, les gens sont arrêtés pendant des contrôles ou des fouilles préventives aux abords des points de rassemblement, dans les villes de départ, en gare, mais aussi en bas de chez des militant’es fiché’es. A 10h30, il y avait déjà 354 interpellations dont 127 gardes-à-vue et une enquête ouverte sur la fuite du dispositif policier hier soir. Premiers tirs de lacrymos à côté des Champs, où se trouvent 1500 personnes.
11h : Le rendez-vous place Saint-Lazare semble nassé par les CRS. On décide de ne pas entrer dans le dispositif policier pour garder les coudées franches.

Scène 2 : Avenue Friedland, point chaud de fixation

11h30 - Aux abords d’Opéra, on retrouve un petit millier de personnes. Le quartier Havre-Caumartin est bouclé, des barrages filtrants sont postés sur 4 ou 5 rues (Rue des Mathurins, de Caumartin), tu peux rentrer facilement mais la sortie n’est pas garantie, il faudra montrer carte d’identité et subir une fouille des sacs pour quitter cette nasse filtrante. Les flics ont une liste de noms. On demande : « C’est des personnes recherchées ? » Réponse « oui ». Au moins 150 noms sont sur sa liste. Sur quels critères ces listes ont-elles été dressées ? Le policier ne veut pas répondre. Les flics sont en place, sûrs de leur dispositif, ils ne semblent pas inquiétés. Il y a deux petits blindés à Haussmann. Il ne se passera rien ici pour l’instant, on décide donc de tracer vers les Champs-Élysées. D’autres, syndicalistes, fanfare et gilets jaunes, partent en manif sauvage, tranquille et sans flics, vers Hôtel de Ville et ils rejoindront République quand arrivera la marche pour le climat. En passant par Madeleine, on remonte l’avenue Friedland, le dispositif pour protéger la place de la Concorde est le même que samedi dernier. Quelques gendarmes mobiles (GM) sont présent’es sur la place St-Augustin, illes discutent pépouze sans porter leur casque. On est une foule clairsemée de quelques milliers de personnes marchant dans cette ambiance de ville morte, avec 90% des vitrines protégées.

Un parfum de victoire (crédits La rue ou rien)
Le plan (crédits @deverly_b)
(crédits La rue ou rien)

11h30
Champs-Élysées : au niveau de la rue Jean-Mermoz, tout près du palais de l’Élysée, petit à petit des milliers de personnes convergent vers les Champs-Élysées. Toutes ces personnes bien diverses arrivent au niveau du rond-point des Champs dans le dos du dispositif de la gendarmerie. Alors que jusqu’à maintenant tous les manifestant’es se faisaient fouiller minutieusement par des bacqueux à la panoplie de ninja, la gentille pression du nombre fait céder les barrages et la foule entre sur les Champs sans plus de formalité. Les camionnettes des GM et les deux blindées sont obligés de reculer pour ne pas avoir de manifestant’es dans leur dos. On remonte l’avenue et il y a déjà beaucoup de monde.

Paris année 0

Les groupuscules de droite radicale sont bien présents. L’ambiance est un peu surréaliste sur cette avenue entièrement fermée. Des groupes de BAC ridicules (cagoules, lunettes de piscines, LBD-40) sont sur les trottoirs à intervalles réguliers. Vers la place de l’Étoile les flics opèrent une grosse charge avec déjà beaucoup de grenades. Le jeux semblent écrits d’avance ici aussi, alors on ressort des Champs pour se retrouver dans le quartier de Saint Philippe du Roule. Des petits groupes de gilets jaunes errent autour de l’avenue Matignon. C’est dur de comprendre ce qui se passe. Il y a plein de petits groupes de gilets jaunes de partout qui comme nous, cherchent à comprendre où ça se passe. Petit à petit la foule s’agglomère vers le boulevard Haussmann et l’avenue Friedland.

Déploiement de blindées (crédits @deverly_b)
(crédits @deverly_b)

12h30 - 14h30
Un barrage nous bloque l’accès à l’Arc de triomphe. Les premiers affrontements sérieux commencent. A peine arrivés nous voyons un gars la quarantaine prendre un [flash-ball|LBD-40] dans la cuisse. On le sort des gaz, on désinfecte vite fait sa plaie et on discute un peu. Il vient de la Meuse et comme beaucoup il a du mal à finir les fins de mois avec ses deux filles. Ils nous dit que s’il faut mourir pour qu’elles aient un avenir il est prêt. On se sépare en se souhaitant bonne chance.
Pendant plus d’une heure, on est quelques milliers à rester au contact des CRS, subissant charges et lacrymos. Les camarades sortent un groupe de l’Action Française du cortège de la manif aux cris de « Paris, Paris, Antifa ». Le point de fixation perdure et les premières barricades enflammées font leur apparition. Les flics utilisent beaucoup de grenades offensives et de désencerclement. On ne compte plus les grenades lacrymogènes. Les charges sont violentes mais la foule ne cède pas. Il va y avoir une sorte de flux et reflux pendant au moins une heure sur l’avenue Friedland. Quelques magasins et une banque finissent par se faire casser, mais étonnement, à part un caillou ou deux, la Chambre du Commerce et de l’Industrie de Paris restera intacte malgré la stagnation d’une partie du cortège devant le bâtiment.

Baricade, avenue Friedland

On se fait de plus en plus gazer, et on perd du terrain, la foule décide de rebrousser chemin sur l’avenue Friedland, et on part direction Saint-Augustin. Une mercedes crame, une barricade enflammée est montée avec les protections en bois des banques et boutiques. Après un petit déstockage de sacs à mains dans une boutique de luxe du quartier, et la casse des magasins qui s’est intensifiée, à l’angle de l’Avenue Friedland et de la rue de Courcelles, les gendarmes mobiles tentent une nasse avec l’aide de trois blindés. Ils gazent copieusement mais la majorité des manifestant’es peuvent quand même sortir du dispositif.

Mercedes en feu

Une partie des gilets jaunes est repoussée vers le parc Monceau et une autre vers le boulevard Haussmann. Si depuis la matinée, on a l’impression d’être exactement là où les flics nous attendent, à partir du moment où on fuit ce point de fixation, on sent le débordement venir...
Une partie du cortège se fait poursuivre par les GM au pas de course et nous remontons sur le parc Monceau. Une voiture de diplomate est enflammée à l’entrée du parc. Mais on ne peut vraiment pas s’attarder, les flics nous arrosent de gaz, ils sont définitivement plus mobiles que la semaine dernière. On bouge rapidement dans ces rues bourgeoises, les punchlines fusent : « Rien qu’avec la déco de cet appartement tu nourris dix familles ! ».

“Eat the rich”

Scène 3 : Saint-Augustin/Saint-Lazare, le débordement consommé

D’autres gilets jaunes refluent sur le boulevard Haussmann et des barricades impressionnantes sont dressées. Au niveau de Saint-Augustin des camionnettes de CRS tentent de couper le cortège. Les flics sortent des fourgons et prennent une pluie de projectiles. Ils rentrent prestement dans leur camionnette et partent sans demander leur reste.

13h-14h
Au même moment des groupes épars se rassemblent entre Saint-laz’ et Saint-Augustin par grappes, au gré des rencontres sur le trajet « vous allez par où ? »/« ça se passe comment sur les Champs ? » les nouvelles circulent de téléphones portables en discussions de trottoir. Globalement, beaucoup ne connaissent pas le secteur, on s’oriente comme on peut : on s’informe beaucoup aussi sur où sont les autres points de rassemblement : Grands Boulevards, parc Monceau, toujours les Champs, Répu, porte Maillot, le Marais, ça tourne et ça change vite. Certains groupes se fixent devant les grands magasins à Haussmann, d’autres se dirigent vers l’avenue Friedland où le climat semble plus offensif. Les slogans sont divers : Macron démission ! Retour de l’ISF, etc. Les gens discutent d’où ils viennent (beaucoup des personnes de province dans le cortège), de ce qu’ils veulent : dans l’ensemble arriver à boucler le mois, voir Macron démissionner et changer cette société qui ne favorise que les riches... Et dans toutes les conversations les vidéos des lycéens de Mantes-la-Jolie qui ont choqué et mis en colère tous les gens rencontrés.

Vers 15h00 on voit passer les blindés et quelques renforts de camions qui se dirigent vers Friedland. Il y a à ce moment là pas mal de bacqueux dans le coin et plusieurs groupes se disent qu’il est temps de bouger. On avance vers Opéra où pas mal de gens se sont passés le mot et un cortège de 2000 personnes se reforme rapidement pour partir boulevard des Capucines, rapidement rejoints par d’autres. Un peu après, las de tourner en rond pour retrouver les camarades sur les Champs, plusieurs groupes décident de se diriger vers la marche pour le climat qui partait à 14h de Nation en direction de République.

Costumes gratuits - Place de l’opéra

Sur le trajet on croise plein de gens en gilets jaune, ou sans, masqués ou non, et des passants réservant un accueil plutôt sympathique au mouvement, on discute, on admire la force de la mobilisation : sur ces avenues commerçantes pas un magasin, pas un café d’ouvert, pour un samedi avant noël, c’est impressionnant ! Une bonne partie de la foule se regroupe au niveau de la place Saint-Augustin et dans les rues autour de la gare Saint-Lazare, d’autre petits cortège vont vers Répu ou retourne vers Friedland. Ce n’est plus une manif. Il y a du monde de partout !

Alors que les flics noient la place Saint-Augustin sous les lacrymos, de nombreuses vitrines se font attaquer et des magasins piller. Le Starbuck situé rue de Rome se fait entièrement dévaliser, ça ne vaut sûrement pas du café zapatiste mais ça fera l’affaire sur les ronds-points et les piquets de grève !
Au même moment on apprend que du coté de l’avenue Marceau les affrontements sont forts mais nous ne serons jamais dans ce secteur pour le constater.

Vers 16h des groupes de gilets jaunes arrivent à République sur une place cadenassée par les GM qui n’est pas sans rappeler certains dispositifs vus pendant la Loi travail et Nuit debout ; la marche pour le climat est déjà là, une manifestation pour le Togo aussi, des gilets jaunes de partout. L’accueil sur la place est plutôt festif et tout le monde s’accorde pour dire que les deux revendications ne sont pas antagonistes et que le jeu de la division ne prendra pas. Il y a là des syndicalistes, des écolos, des gens déguisés, des gilets jaunes, rouges, oranges, violets, des rubans verts. Bon c’est sympa mais pas très offensif. On décide de repartir et là surprise, à la sortie seuls celle’ux qui ne portent pas de gilets jaunes peuvent passer, les autres sont priés de rester sur la place. L’ambiance se tend un peu, mais personne ne se décide à enfoncer ce cordon de GM

Scène 4 : Manif sauvage de Saint-Lazare à Chatelet

16h30-17h
Dans le quartier de Saint-Lazare alors que les renforts policiers commencent à se faire plus visibles, une manif de plusieurs centaines puis milliers de personnes se forme et prend les grands boulevards en passant par Opéra en direction de République. La casse des vitrines de boutiques de luxe, banques, fast-foods et autres cibles symboliques devient quasi-systématique, les pillages fréquents. Quelques tags fleurissent également, l’ambiance du cortège est clairement anticapitaliste. La manif marque ensuite une petite pause au niveau de Strasbourg Saint-Denis, une énorme barricade est montée sur quasiment toute la largeur du boulevard puis enflammée, tandis que de plus en plus de monde arrivant à la fois de Saint-Lazare et de République rejoint la manif !

Scène 5 : Dispersion entre le Marais et République

17h
Certain’es repartent direction Haussmann où ça a l’air de bouger plus, mais rapidement les infos qui tournent parlent de la belle manif sauvage du côté des Grands Boulevards. Un cortège repart direction gare de l’Est, d’autres stagnent (toujours aucun flic en vue 30 mn après le début des feux de joie), d’autres en direction du Marais.

Grand Boulevard

Après quelques débats sur la direction à prendre, la manif repart vers le centre direction Châtelet par la rue Saint-Denis. Une Internationale est entonnée en tête de cortège (ça change des marseillaises et ça fait du bien !), des « Paris, debout, soulève-toi ! » sont scandés et largement repris par la foule pendant que les vitrines de banques continuent de tomber sous les acclamations. Alors qu’on approche de Châtelet et du commissariat du 1er arrondissement, une petite équipe de flics se montre ce qui créé une légère panique qui scinde le cortège en deux parties. Le boulevard Sébastopol est bloqué un moment. Des barricades sont de nouveau enflammées rue Rambuteau comme rue Saint-Denis. Une voiture de police égarée rue Quincampoix se fait copieusement caillasser et est obligée de faire une puissante marche arrière pour s’en sortir. Après un petit tour autour du centre Pompidou les deux parties se retrouvent. La manif tente ensuite à deux reprises d’approcher de l’Hôtel de ville, mais les flics sont présents rue de Rivoli et gazent copieusement à chaque tentative. Le cortège repart alors par les petites rue du Marais en direction de République.Il doit être autour de 18h, les groupes de manifestant’es s’éparpillent au fur et à mesure des embranchements des rues.

(crédits @deverly_b)

Scène 6 : Zbeul à République et manif sauvage

Après une pause autour d’une bière bien méritée, on entend que ça pète à République. On arrive vers 19h sur la place sous une pluie de lacrymos. Le Go Sport est pris d’assaut mais une charge de keuf mettra fin prématurément à tout espoir d’auto-réduc’. Un groupe de personnes quitte alors la place pour partir en manif sauvage par la rue du Faubourg du Temple, deux bagnoles de flics qui passaient par là se font copieusement caillasser. Le Mc Do quai de Jemmapes se fait éclater. Plus haut rue du faubourg du Temple des barricades sommaires sont montées, certaines poubelles enflammées. Au niveau du métro Goncourt, avenue Parmentier, une grosse barricade enflammée paralyse la circulation et une épaisse fumée noire recouvre les rues. Encore quelques poubelles renversées et la manif finit par se désagréger... Encore une folle journée !

Epilogue

Aujourd’hui encore, la police a été débordée malgré un dispositif inédit et une communication gouvernementale terrifiante. Selon la Mairie de Paris, l’émeute a été beaucoup plus destructrice que la semaine dernière. Avec les fermetures préventives des magasins l’impact économique de la journée a été considérable.
Aujourd’hui encore la répression est dingue : 900 GAV rien qu’à Paris, des blessé’es très nombreux’euses dont des mutilé.e.s (au moins une éborgnée à Paris). Sur la scène de la capitale les acteurs et les actrices de ce mouvement mouvant étaient largement présents et visibles dans les rues de Paris, voire complètement majoritaires dans les manifs sauvages de fin d’aprem.
Quelles suites cette semaine et samedi prochain ? Les facs ? Les lycées ? La grève générale ?
L’avenir est à nous, rideau.