À Paris Laumière, les grévistes de Pôle emploi dénoncent une « dégradation au carré » de la moulinette à chômeurs

Les agents de l’agence du XIXe ont débrayé jeudi 12 juin suite à la restructuration de Pôle emploi sur Paris et les cadences infernales qu’elle provoque, associée au climat de suspicion généralisée contre les chômeurs. Petit reportage.

Les grévistes devant l’agence Laumière

Masque blanc sur le visage, ils sont une dizaine à s’aligner devant le Pôle emploi de l’avenue Jean-Jaurès. « En grève », énoncent les panneaux alphabétiques qu’ils portent dans les mains. Parmi les rares soutiens rassemblés sur le trottoir, Norredine, un chômeur du quartier, apprécie la mise en scène : « Moi je suis en grève toute l’année ! C’est bien que les agents Popaul s’y mettent à leur tour, même si c’est juste pour une journée. Ça fait un peu tomber les barrières. »

Pour les usagers de la machine à broyer les chômedus, ce n’est pas encore un spectacle courant de voir ceux qui les contrôlent cesser le boulot et appeler à une commune solidarité. Depuis la mise en place en 2005 de la sinistre farce du « suivi personnalisé », la charge de travail du personnel s’est alourdie au même rythme que la suspicion infligée aux chômeurs, sans que l’engorgement du système ne paraisse en mesure de déclencher une explosion généralisée. « On gagne à peine plus que le Smic, alors il ne faut pas s’étonner que les collègues hésitent à débrayer », déplore une gréviste qui vient de retirer son masque.

Ici, à l’agence de Laumière, on encaisse de plein fouet la restructuration en cours du Pôle emploi parisien. Il y a deux ans, le ministère du Travail a décidé en effet de fermer la moitié des agences de la capitale – vingt-sept sur soixante – afin de concentrer la moulinette à chômeurs sur des plateformes de taille industrielle. Sur les trois agences « grand public » que comptait le 19e arrondissement, il n’en reste plus que deux, Armand-Carrel et Laumière, réaménagées fin 2013.

« Ajoutée à l’envol du chômage, cette restructuration a eu pour effet de multiplier le nombre de demandeurs d’emploi que nous avons à traiter, mais sans nous apporter les effectifs pour absorber cette avalanche, au contraire », proteste Marie, une des porte-paroles de la grève. Sur le papier, Laumière dispose de 35 agents, « mais en fait nous ne sommes qu’une vingtaine, car beaucoup ici ont pris un congé sans solde et n’ont jamais été remplacés ».

Résultat, poursuit Marie, « nous avons en moyenne trois cents dossiers à gérer par agent, soit deux fois plus que ce qui est considéré comme normal. Sur mon propre portefeuille de chômeurs, il y en a 110 que je n’ai encore jamais vus, faute de temps pour les rencontrer. Nous sommes pourtant dans un quartier populaire où les gens ont souvent besoin d’aide. Mais tout ce qu’on fait, c’est parer au plus pressé et éponger les retards. Tu te retrouves à mouliner des dossiers, à faire l’accueil et à conduire des entretiens, tout ça dans la même journée. » Les grévistes réclament 8 postes supplémentaires, un minimum, disent-ils, pour espérer sortir la tête de l’eau. Mais la direction fait la sourde oreille.

À la question de savoir s’ils prennent encore la peine de vérifier les annonces rachitiques des employeurs, histoire par exemple d’évaluer leur conformité au droit du travail, les agents répondent par un sourire blasé. « Ça fait belle lurette qu’on ne s’occupe plus de négocier la qualité de l’offre avec les entreprises », observe Benoît, un ancien de la maison. Astreints à jouer les supplétifs d’un marché du travail à flux tendu, les agents sont priés de faire du chiffre et de se consacrer à leur mission de flicage.

Mais à toute chose malheur est bon : « La saturation est telle que Pôle emploi a renoncé à son objectif de départ, qui était de convoquer les chômeurs une fois par mois sous peine de sanctions. Aujourd’hui, les rendez-vous obligatoires ne se font plus qu’au 4e et 9e mois d’une année de chômage, du moins en principe. En réalité, même cet objectif-là, on a du mal à le tenir. Quant à aider les gens, ça devient mission impossible. À Pôle emploi, ce sont ceux qui veulent faire leur travail correctement qui souffrent le plus de ce management. Il y en a beaucoup qui craquent et partent en dépression. On est en pleine dégradation du processus de dégradation. » Une « dégradation au carré », en quelque sorte.

Un chômeur aux traits marqués par les soucis se fraie un chemin à travers le petit groupe de grévistes. L’agence est restée ouverte, à l’intérieur la parodie de gestion du chômage se poursuit grâce aux non-grévistes, précaires pour la plupart. Sur les sous-effectifs de l’agence, quatre employés travaillent à temps partiel sous le régime hautement dégriffé de l’insertion professionnelle ou du CAE, le « contrat d’accompagnement dans l’emploi ». On pousse la porte dans l’espoir de tailler un bout de gras avec ces accompagnateurs à chômeurs eux-mêmes accompagnés. Peine perdue. « On ne communique pas, la direction nous l’interdit », gronde une cheftaine acariâtre. À la prochaine grève, peut-être ?

Olivier Cyran

Localisation : Paris 19e

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