À l’instant où cette arme a rencontré sa peau.

Quelques images persistantes de la journée du 28 juin à Paris.

Mardi 28 juin 2016

10h30. Nous partons pour Montreuil. Quelques syndicats ont appelé à se rassembler à 11h place de la fraternité à Montreuil pour une marche jusqu’à Bastille. Nous nous sommes préparées : lunettes de piscine cachées dans une boîte de lunettes de vue, masques glissés dans le soutien-gorge (effet push-up non garanti), etc. Arrivées place de la fraternité, nous remarquons que nous sommes peu nombreux (une cinquantaine de personnes). Cela ne suffit pas à lancer une manif sauvage, se dit-on. Quelques personnes nous délivrent les infos du matin : arrestations à domicile dès 6h30, gardes à vue, et 200 personnes qui étaient en AG nassées dans la bourse du travail. Les forces de l’ordre refusent de les laisser sortir sans fouille préalable. Les irréductibles refusent de se faire fouiller.
Un certain nombre d’entre nous décide d’aller soutenir les nassés de la bourse. En arrivant à Strasbourg Saint Denis, nous remarquons la très forte présence policière.
Ce n’est pas réellement une surprise.
Avec nous, des drapeaux.
Et ils le voient, eux, et ils s’avancent.
Quelques uns d’entre nous courent, d’autres traversent la route.
À quel moment ce fossé s’est-il creusé ?
Depuis quand les frontières, depuis quand les clans, depuis quand les camps ?
Nous traversons aussi. Nous sommes une quinzaine, sur le trottoir du boulevard Saint Martin. Et avant que l’on ait eu le temps de dire « oups », nous voilà entourés d’une vingtaine de gendarmes. De part et d’autre. Nassés sur un trottoir, devant l’Intermarché.
La tension monte tout de suite. Certain.e.s enragent, d’autres pleurent. D’autres encore, essaient d’engager la conversation avec eux.
J’ai du mal à écouter ce qu’il se dit, les souvenirs et les images, vingt-quatre heure plus tard, se transforment déjà en flashes assourdissants. Je ne sais pas combien de temps s’écoule. Soudain, l’un des hommes nassé avec nous est mis à terre par trois ou quatre d’entre eux. Ils l’emmènent hors de la nasse ; nous hurlons, effarés. Une femme veut sortir pour savoir si son ami va bien. Les gendarmes la retiennent, l’empêchant de passer.
Je ne sais pas ce qu’il est arrivé à cet homme. L’étau se resserre.
Rapidement, je crois, deux femmes en tenue arrivent, enfilent leurs gants bleus.
Nous savons ce qu’il va se passer, et pourtant nous ne savons rien.
Quelques masques et lunettes commencent à tomber par terre. Protections anonymes qui, semble-t-il, pourraient bien être le motif d’une garde à vue.
Je jette à mon tour mes lunettes de piscine, entourée par mes deux amis.
« C’est pas moi ».
Je suis l’enfant pas sage, nous sommes l’enfant pas sage.
Sont-ils l’enfant sage ?
Un.e par un.e, les femmes vers les femmes, les hommes vers les hommes, fouille corporelle.
Je pense aux masques sur mes seins – elles n’iront pas jusque là, me dis-je.
« Au suivant ».
Ah, Jacques, ta chanson trotte dans ma tête. « Tous les suivants du monde devraient se donner la main ».
Nous décidons d’y aller.
Mon amie d’abord. Je regarde un peu ce qu’elles lui font. Elle se tourne un peu vers moi, on échange un regard qui veut dire « ça ira », elle est ma précédente et me donne la main.
C’est mon tour.
Elles me disent bonjour. Me demandent mon sac.
« Il y a quelque chose que je vais trouver dans le sac ? »
L’autre commence la fouille corporelle.
Longue palpation des chevilles. Ça remonte vers les mollets, les cuisses. Les mains gantées remontent, insistent quelques instants près des poches avant. Puis c’est au tour des fesses.
Ça remonte encore.
Et c’est terminé. Elles n’ont rien trouvé. Me rendent mon sac.
Et même mon k-way noir, elles l’ont laissé tranquille.
« Au revoir ».
Aussi simple que d’aller à Intermarché, finalement.
Je rejoins les autres. Un gendarme nous demande d’aller ailleurs, de se disperser.
Nous attendons quelques minutes, puis nous décidons de rejoindre le rassemblement place de la Bastille. Il est plus de 13h, cela veut dire que nous sommes restés une heure dans la nasse. Ah bon ?Encore une preuve que le temps n’existe pas.
Nous arrivons à Bastille vers 14h15 – après fouille des sacs – et nous tentons de rejoindre le cortège de tête.
Nous remarquons encore une fois la forte présence policière, avec canon à eau et grilles de zoo. Tous les abribus ont revêtu leur tenue de manif – planches de bois pour protéger nos belles vitrines publicitaires.
Tout se passe plutôt calmement. Nous sommes entourés de CRS. Des types de la BAC, casqués, se fondent vaguement dans les cordons de flics qui entourent le cortège de tête.
Cortège qui est arrêté plusieurs fois, puis qui repart, reprend sa route. Jets de grenades et de gaz lacrymogènes près du commissariat du 13e – je ne saurais dire si c’était un peu avant ou un peu après.
Puis ça repart. Dans une petite côte, le cortège est à nouveau arrêté.
Ça chante. Je vois une ou deux bouteilles voler.
Ça explose quelque part, à une dizaine de mètres de nous. Près des flics, une flamme naît soudainement. Et ça fait « fouarf », quelque chose comme ça, ça s’embrase orangé et ça fume noir. On n’a pas trop le temps de se le dire, mais on imagine rapidement que c’est artisanal.
On se prépare tous à en prendre plein la figure.
Et la réponse ne se fait pas attendre. À partir de là, je m’excuse par avance de ne pas être précise, mais je n’ai que des images furtives en tête. La chronologie est très certainement inexacte.
Ça commence à courir dans tous les sens. Les flics font de même. Chargent.
Eux.
Eux, ils chargent.
Et nous ?
Je ne sais pas trop. Ça sent la panique, le corps à corps.
Une grenade assourdissante est lancée à un mètre de nous. Sifflement aigu dans mon oreille, je ferme les yeux. Sensation furtive d’être atteinte au cœur de moi, au cœur de nous, sensation d’explosion intérieure. Je hurle. Les autres, mes amis, camarades, m’entourent. Je n’ai rien, je les ai inquiétés pour rien.
On tente de s’éloigner quelque part.
Mais il n’y a pas d’éloignement.
Ça court encore dans tous les sens.
Ça charge vers nous, ça charge partout.
On se retrouve serrés les uns contre les autres, impossible de bouger.
Ça s’agite à nouveau, on court dans l’autre sens.
Ils sont là, derrière. Ils matraquent de la chair fraîche tant qu’il y en a.
L’un de nous prend les coups pour les autres en voulant nous protéger. Un sur la tête, un sur le torse.
On court. On se donne la main, on se donne le bras. En courant, on s’étreint, mon amie et moi, et lui, lui, il nous court après. Je vois sa matraque se lever. C’était hier. C’était hier et le seul souvenir clair que j’ai de ce moment, c’est l’image au ralenti de cette matraque qui se lève, de cet ogre cherchant de la chair fraîche, et de cette arme qui s’abat avec détermination sur la peau d’une autre.
Pour moi, la journée s’est arrêtée là.
La suite, on pourrait la raconter. Nous sommes arrivés place d’Italie, nous sommes allés rejoindre les camarades à la bourse du travail.
Mais pour moi, la journée s’est arrêtée là.
À l’instant où cette arme a rencontré sa peau.
Qu’il y ait un homme derrière, peut-être. Que cet homme soit celui qui me dit « bonjour » en ouvrant mon sac, peut-être. Que cet homme soit celui dont je croise le regard dans la rue. Que cet homme soit cette femme qui me tient la porte en sortant du métro. Peut-être.
Ce ne sont pas eux.
Eux qui ne sont qu’une petite surface de la partie émergée de l’iceberg.
Eux qui ne sont ni ennemis ni camarades.
N’ayons pas peur d’eux qui sont en face de nous.
Et si nous faisons encore un pas de côté, nous pouvons voir un peu plus loin.
Et lutter à nouveau, avec nos corps, fouillés, matraqués, gazés, lutter avec ce que nous sommes.

Localisation : Paris

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