A ceux qui se croient libres

Le texte qui suit brosse un tableau du durcissement de la stratégie repressive de l’État pénal dans les 15 dernières années. Il est la préface au livre « A ceux qui se croient libres » qui retrace la vie passée derrière des barreaux de Thierry Chatbi, écrit par Nadia Menenger. A l’heure où les surveillants de prison avancent des revendications sécuritaires sa lecture ou relecture semble tout à fait opportune.

Cela fait dix ans que Thierry s’est suicidé. Même si la réalité s’est considérablement dégradée, son témoignage reste cruellement d’actualité. [...] Les gouvernements de droite et de gauche se sont succédés et la logique est restée la même ; le tout-sécuritaire, la surveillance, le fichage et l’enfermement de masse se sont développés pour imposer une société de plus en plus inégalitaire.
L’expérience de 1981, avec l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, aurait dû nous alerter, aussi bien sur les méthodes que sur les projets politiques du gouvernement actuel. Ne plus nous laisser abuser ni par les colloques consensuels sur les grands thèmes de la récidive, du sens de la peine, ni par les cris d’orfraie de la droite et de l’extrême droite dénonçant la politique laxiste d’un gouvernement qui voudrait vider les prisons et donner « le feu vert aux voyous ».

Toute cette comédie ne suffit pas à masquer une continuité bien plus profonde : la nécessité pour l’État d’encadrer, de réprimer, d’enfermer tous ceux qui sont progressivement éjectés du monde du travail ou qui le contestent. Depuis trente ans la courbe des incarcéré(e)s suit la même progression que celle du chômage. L’État et ses aficionados nous bombardent de discours anxiogènes pour nous faire avaler que la sécurité c’est la liberté. La surmédiatisation de faits divers sordides, les attentats, la crise endémique sont autant de prétextes pour renforcer l’appareil législatif et répressif qui réduit « pour notre bien » les espaces de liberté C’est ainsi que l’État se dote d’outils de renseignement de plus en plus intrusifs pour écouter l’ensemble de la population. Puisque selon lui nous n’avons rien à nous reprocher, nous n’avons donc rien à cacher.

De plus en plus d’actes, de mots et d’intentions deviennent des délits passibles d’enfermement. Ce qui relevait encore récemment d’une simple contravention vaut aujourd’hui des peines de prison fermes (incitation à la rébellion, outrage, conduite en état d’ivresse…). Le moindre délit est sévèrement réprimé surtout si l’auteur est jeune, pauvre et d’origine étrangère. Dans les années 1970 la peine maximum effectuée se chiffrait autour de dix-huit ans, aujourd’hui elle dépasse les trente ans ! Et dans l’emballement, l’institution judiciaire ne préserve même plus les apparences. Ainsi, dans plus de 90 % des cas des peines fermes sont prononcées lors de jugements en comparution immédiate, c’est-à-dire sans instruction, avec un avocat commis d’office, à la chaîne, en quelques minutes, et pour des peines pouvant aller jusqu’à dix ans.

Une fois incarcéré, tout ce qui peut atténuer le temps d’enfermement a été remis en question : les réductions de peine sont devenues des crédits de réductions de peine, les aménagements de peine s’octroient au compte-gouttes et font l’objet de tractations humiliantes.
Les conditions pour obtenir une libération conditionnelle, qui permet de sortir à mi-peine si on est primaire et aux deux tiers si on est récidiviste, sont de plus en plus contraignantes mais, depuis 2005, elles peuvent s’alourdir d’un bracelet électronique, d’une semi-liberté ou d’un suivi judiciaire. Le nombre de bracelets électroniques a été multiplié par cinq entre 2005 et 2012. S’il y a de plus en plus de prisonniers, c’est parce que ceux-ci restent de plus en plus longtemps en prison ! S’il y a « surpopulation carcérale », c’est parce qu’il y a sur-enfermement pour des périodes de plus en plus longues.

La répression est encore plus dure derrière les murs. Les rapports d’incident pleuvent et font l’objet systématiquement de poursuites au pénal. Ces procès viennent s’ajouter aux punitions déjà prévues par le règlement ; le mitard, les quartiers d’isolement. Il n’est pas rare de voir un homme rentrer en prison pour une courte peine et y rester plusieurs années supplémentaires : pour une insulte, un joint, une bagarre, un mouvement de protestation, une évasion…

Par exemple, lors de la révolte de Nancy, en 1974,

alors que les détenus avaient littéralement détruit la prison, les « meneurs » furent condamnés, à l’époque, à six mois supplémentaires. À Vezin-le-Coquet, en avril 2012, quatre prisonniers accusés d’avoir pris les clefs et jeté des savons et des bouteilles d’eau sur les matons passeront en comparution immédiate et prendront entre un et cinq ans fermes supplémentaires.

Les protestations ou les révoltes individuelles ou collectives sont rapidement broyées par l’intervention violente des ERIS – sorte de BAC intra-muros apparue en 2003 – dotés de Flash-Ball, Taser et grenades de désencerclement. Les raisons qui poussent les prisonniers à se révolter, malgré une répression féroce, sont de plus en plus liées à une demande de respect du droit : droit au rapprochement familial, droit aux aménagements de peine, droit aux soins. Les formes que prennent ces protestations sont le plus souvent individuelles, désespérées et spontanées.

Les prises d’otages sont à mettre en relation avec l’isolement des prisonniers, le mépris dont ils sont l’objet, la violence de l’institution, la dépolitisation de l’ensemble de la société. L’administration pénitentiaire est un terrain d’expérimentation de techniques d’anéantissement des capacités de réaction des individus. Elle a le temps, les moyens, et elle jouit d’une opacité et d’une impunité persistante.

Une large partie de ce livre est consacrée à l’isolement, cette arme redoutable pour briser, atomiser les êtres. Thierry était incarcéré à Saint-Maur en 2003 quand l’administration a décidé de revenir au régime « portes-fermées » dans toutes les centrales et les centres de détention. Il pressentait déjà la régression spectaculaire que cette mesure inaugurerait. En effet, depuis cette date, l’administration pénitentiaire a développé la différenciation des régimes de détention. Le prisonnier est affecté en fonction de son comportement ou de la place disponible dans une prison « adaptée ». Fini, les portes des cellules ouvertes qui permettaient un peu de vie sociale. Pour individualiser les peines de manière efficace un fichage systématisé, régulier et détaillé, basé sur les faits et gestes, intentions, projets et manières de penser de l’ensemble des prisonniers (dedans comme dehors) est perfectionné dans un cahier électronique de liaison. L’attitude du prisonnier déterminera s’il mérite un aménagement de peine, ou tout simplement des conditions de détention plus – ou moins – souples. Dans les centres de détention, prisons pour peines « moyennes », les niveaux 1 et 2 sont dédiés aux prisonniers les moins durs et accordent une certaine liberté à ceux-ci dans la gestion de leur emploi du temps et de leurs activités.
Le niveau 3, plus strict, serait réservé aux profils disciplinaires avec une affectation centrée sur les motifs les ayant conduits dans ce type de structure.
Enfin le niveau 4 accueillerait les profils les plus sensibles. Pour ces deux derniers niveaux, si le détenu fait preuve de bonne volonté, il aura vocation à retourner dans une prison de niveaux 1 ou 2.
Dorénavant, sous l’égide du juge d’application des peines, qui a vu ses pouvoirs se renforcer, le procès s’instruit tout au long de l’exécution de la peine, qui punit plus le comportement que l’acte jugé. « La peine prononcée n’est plus qu’un indicateur de la sanction qui sera exécutée, aussi bien dans son contenu que dans sa nature et sa durée. »
Une autre « nouveauté » que Thierry n’aura pas connue ;

le retour des prisons QHS. En avril 2013, Mme Taubira, ministre des tribunaux et des prisons, inaugure la prison de Condé-sur-Sarthe. Cet établissement est le résultat de plus de douze années d’études ministérielles sur les types de structures censées tenir enfermés des prisonniers désignés comme difficiles et condamnés à de très longues peines. C’est une prison ultra-sécurisée prévue pour 249 places, avec des murs d’enceinte d’une hauteur de huit à douze mètres, des caméras partout, des portes à ouverture électronique, des sas, des bâtiments parfaitement hermétiques. Condé-sur-Sarthe est l’aboutissement logique d’une justice qui élabore et applique des condamnations délirantes, et qui doit désormais gérer cette politique de peines jusqu’à la mort dans des prisons spécifiques. Tout est conçu pour réduire au maximum tout contact, tout rapport humain, pour que les prisonniers se rencontrent le moins possible et en tout petit nombre. Les activités, les promenades s’effectuent à sept, grand maximum. Dès son ouverture, cette version ultramoderne des anciens quartiers de haute sécurité (QHS) a fait l’objet de sérieuses critiques, aussi bien de la part de la direction et des surveillants que des prisonniers. Ce qui n’empêchera pas la construction de sa réplique à Vendin-le-Viel, près de Lens.

Partout l’insupportable se banalise : dehors, la police continue de tuer en toute impunité, les travailleurs pètent les plombs, les chômeurs sont de plus en plus nombreux et de moins en moins indemnisés, les idéologies nauséabondes relèvent la tête, les migrants se noient par milliers pour échapper à la misère ou à la guerre ; alors l’Administration pénitentiaire peut bien faire ce qu’elle veut, peu seront ceux qui s’en émouvront.

Le débat sur la « prévention de la récidive » n’a fait que réaligner l’ensemble des mesures sécuritaires vers plus de répression. Il masque les véritables causes sociales et économiques de la « délinquance » pour les réduire à des responsabilités individuelles. En fait, comme l’écrit Hafed Benotman : « La récidive n’existe pas, c’est un terme juridique. Quand un homme ou une femme a un problème, elle pense qu’en passant à l’acte elle va le régler. Elle se fait arrêter, elle va en prison. La prison ne règle pas le problème, donc la personne retrouve ce problème en sortant. On n’est pas dans une récidive mais dans une continuité. La prison ne fait qu’aggraver leurs peines, donc leur problème. »

Plus aucun lien n’est fait entre les conditions économiques, sociales et le taux d’incarcération.
Pour l’État la « délinquance » n’a rien de politique, c’est une maladie qu’il convient de dépister et de traiter : évaluation, punition, rémission. Il s’est même doté d’un nouveau concept psycho-fumeux pour mesurer la capacité de réinsertion : la désistance ; tout ce qui va amener une personne à renoncer à la délinquance, à se repentir, à se conformer. Pour s’en sortir il faut avant tout compter sur soi-même, quitte à marcher sur les autres au passage : c’est ainsi qu’on apprend à être le gestionnaire de son « capital-vie ». Les améliorations des conditions de vie ou de détention se calculent au mérite, au degré d’adaptabilité ou de soumission : maître mot de la logique entrepreneuriale adaptée à l’individu, incarcéré ou pas.

Pour l’État, un problème demeure : comment gérer la multiplication et l’allongement des peines a moindre coût ? En effet, rien ne sert de condamner si la condamnation n’est pas effectuée. Les 24 000 places de prison déjà prévues n’y suffiront pas ; d’où la nécessité de développer de nouvelles formes d’enfermement aussi efficaces que les murs : la prison dehors.

Digne héritière de Badinter, qui avait remplacé en son temps la peine de mort par les peines jusqu’à la mort, Taubira encadre, dote et développe la « contrainte pénale ». Cette mesure, mise en place sous le précédent gouvernement, ne vient en aucun cas se substituer à la prison.
C’est une nouvelle peine, peu coûteuse, qui s’ajoute aux autres et qui va, dans les décennies à venir, faire exploser le nombre de personnes placées sous le contrôle de l’État sans faire baisser le nombre de détenu(e)s. Avec des moyens de contrôle stigmatisants et prégnants, le juge d’application des peines et les SPIP (Service pénitentiaire d’insertion et de probation) évalueront la personnalité, le mode de vie, les relations, les déplacements, imposeront contrôles, pointages au commissariat, obligation de remboursement, injonction de soins, de travail…
Ils pourront même ordonner la géolocalisation ou la mise sur écoute. La surveillance judiciaire des peines est confiée aux services de police dans les conseils locaux de prévention de la délinquance, qui ont accès aux documents confidentiels comme les jugements, les casiers judiciaires, les expertises psychiatriques. Si le détenu en probation ne respecte pas les règles, il pourra être incarcéré. Alors qu’il y a encore quelques années il devait simplement ne pas commettre de nouveau délit. Nos vies sont de plus en plus cadrées et à crédit.

Dehors comme dedans, les crédits, la dette contractée font de chacun l’esclave de son remboursement. Les réductions de peine sont devenues des « crédits réduction de peine » ; « les libérations se font “à crédit”, quel qu’en soit le régime juridique, crédit pour lequel les intérêts à verser, afin d’être libéré de la dette contractée lors de la condamnation, ne cessent d’augmenter ».

Les peines sont infaisables : combien de prisonniers y perdent la tête, ou la vie ? Tout ce qui leur est demandé est mortifère : accepter une peine infinie, se nier soi-même, tout subir – les violences, le mépris, les humiliations, l’absurde, l’absence de liens, le vide pour des dizaines d’années. La seule solution envisagée par le gouvernement pris dans sa spirale sécuritaire est de poursuivre la promulgation de lois, la construction de nouvelles prisons et notamment de nouvelles centrales ultrasécurisées. Et il s’apprête à développer, pour augmenter ses capacités de contrôle sur une partie croissante de la population, l’enfermement hors les murs, avec ou sans bracelet électronique. Le risque est déjà là de faire de notre société tout entière une prison.

Pour finir : la voix singulière de Thierry vient nous rappeler combien la frontière entre les prisonniers politiques et ceux de droit commun fabriquée par certains est ténue, voire incongrue. La dépolitisation ambiante n’a fait que creuser ce fossé, nous faisant ignorer que ce qui est insupportable pour les uns est tout aussi inacceptable pour les autres. La « torture blanche » qu’est l’isolement ne peut se justifier pour personne. Ceux et celles qui se battent – au-delà de leurs statuts, de leurs origines et de leurs religions – devraient trouver ensemble les moyens de construire des convergences pour abattre ce qui les opprime. Il ne s’agit pas à travers ces lignes de demander l’amélioration des conditions de détention. Ce cri de révolte nous enjoint à reconsidérer l’existence même des prisons tant celles-ci sont contre-productives et sont la conséquence de l’organisation de ce monde. Bien sûr, nous pouvons crier « À bas toutes les prisons », mais les positions de principe ne suffisent pas.

Pour commencer, n’aménageons pas la prison mais attaquons l’isolement, la longueur des peines, pour imaginer sa disparition ; comme dit Kyou :

« Et quand bien même une tribune libre dans la presse leur serait ouverte, c’est oublier que la principale cause de ce désespoir exprimé dans la violence est l’épine dans le pied et non l’impossibilité de hurler sa douleur. Faire baisser la tension dans les prisons est aussi mathématique que la courbe des condamnations. Si le ministère de la Justice veut éviter les drames programmés, qu’il ouvre les portes de l’espoir avec de réels aménagements de peine. »

État des lieux, quelques chiffres :

Le temps moyen passé sous écrou augmente régulièrement :
de 4,4 mois en 1975, à 8,3 mois en 1997, puis à 8,4 mois en 2004.

À partir de 2007 sa valeur augmente à nouveau pour approcher les 10 mois en 2010 et 2011 et les dépasser légèrement (10,2) au quatrième trimestre 2012.

Entre 2001 et 2013, la population sous écrou (prison, semi-liberté, bracelet électronique) a augmenté de 70 %, elle est passée de 47 000 à 80 700 personnes.

En 2000, il y avait 186 000 personnes sous main de justice contre 252 000 en 2013.

Il y avait 3 personnes sous surveillance électronique en 2001, il y en a 11 475 en 2013.

Les peines supérieures à vingt ans ont doublé, passant de 1 252 en 2000 à 2 291 en 2011.

Mots-clefs : livre | anti-carcéral | ERIS
Localisation : Paris

À lire également...