Personne n’a le temps, nous non plus

Coup de gueule face à l’injonction à se taire, à garder ses critiques pour soi, à « laisser passer » quand on entend ou vit des choses merdiques en lien direct avec ce monde d’injustices, sous prétexte que ce serait culpabilisant pour certain.e.s. Débattons, discutons, parlons de ce qui fâche si on veut que ça bouge !

Article paru le 24 novembre sur le blog coutoentrelesdents

Avoir des « idées », comme auraient dit les gens il y a 50 ans, ça embête les autres, surtout celleux qui ne veulent pas avoir à balayer devant leur propre porte. Assumons d’avoir une approche politisée de nos existences, arrêtons de vivre dans la crainte d’être montré.e.s du doigt parce qu’on veut changer le monde. Force à tous.te.s celleux qui luttent !

ou Pourquoi l’injonction à ne pas culpabiliser les autres nous entrave

Ca fait des années que je consacre une bonne partie de mon temps à de l’agitation politique. Je dessine, je discute, j’organise des événements, je participe à des manifestations et des actions contre les injustices de ce monde de merde.

Parmi toutes les choses que j’ai dû apprendre à ne pas faire, à cause de considérations stratégiques, il y a le fait de ne pas « culpabiliser » les gens auxquels je m’adresse, ou dont je parle.

La rengaine que j’entends depuis des années, c’est « les véganes, les féministes, les gauchistes » iels sont pas marrants et trop extrémistes parce qu’iels sont culpabilisant.e.s, et c’est à cause de ça qu’iels ne font pas tellement parler d’elleux.

Pourtant, la majorité des véganes que je connais ne sont pas prosélytes : iels ne consomment rien d’origine animale, mais n’en parlent pas tellement, ne disent pas aux autres qu’iels devraient l’être, iels ne jugent pas les gens qui mangent de la viande, iels ne leur disent même pas ce qu’iels en pensent pour ne pas les froisser. Chaque végane a peur d’être vu.e comme un.e relou.e qui fait des difficultés lors des repas communs, et est prêt.e à prendre sur soi s’il y a un peu de lait ou d’oeufs, malgré le fait qu’iels désapprouve le fait d’en consommer. Pourtant, impossible d’échapper aux blagues sur le cri de la carotte, aux moqueries, aux attaques déplacées de la part de proches comme de parfait.e.s inconnu.e.s. Les véganes, même quand iels ferment leur gueule, sont vu.e.s comme des trouble-fête, comme des individu.e.s culpabilisateur.e.s en soi : montrer qu’il est possible de vivre sans consommer de produits d’origine animale est culpabilisant.e.s pour toute personne qui consomme de la viande mais ne veut pas associer ça à l’idée que des animaux sont tués pour elleux. Je suis moi-même devenue végane parce que j’ai culpabilisé d’être si peu cohérente dans mon rapport à la nourriture et aux animaux non-humains : en allant au salon de l’agriculture, j’ai réalisé que si je désapprouvais les conditions d’élevage et le massacre organisé du bétail, alors je ne pouvais me reposer dessus pour m’alimenter. Je pense que si l’on ne fait pas certains choix, c’est souvent par manque d’informations sur la question, plus que par ignorance, que par indifférence.

Les féministes sont iels aussi considéré.e.s comme une catégorie inquiétante et « extrémiste » repoussoir (quand bien même être à l’extrême de quelque chose ne devrait pas être une insulte, on peut être « extrêmement » gentil.le ou futé.e). Pourtant, iels ne font que revendiquer une égalité de fait et de droits des femmes avec les hommes. Les plus radical.e.s performent parfois cette égalité en adoptant des activités ou des attitudes qui leurs sont interdites, ou dénoncent et s’opposent à des actes inadmissibles (viol, séquestration, violences sexuelles, propos misogynes, discrimination, etc). Les féministes correspondent souvent mal à leur genre, ont des sexualités qui s’opposent à la norme hétéro-patriarcale, choisissent de vivre les choses différemment de la plupart de leurs contemporain.e.s. Quoique, l’injonction à paraître « normal.e », à ne pas être une caricature ou un cliché est forte. Il ne « faut pas » ressembler à une féministe, à moins de bien vouloir courir le risque de passer pour l’une d’entre elles. Les féministes qui ont des look passe-partout, qui passent pour des femmes raisonnables et normales sont félicitées, et s’entendent expliquer « qu’au moins elles, elles sont nuancées » : je peux en témoigner.

Alors peut-être que les féministes l’ouvrent trop ? Peut-être que comme elles se l’entendent si souvent dire, elles cassent l’ambiance ? Pourtant, laquelle (et lequel) d’entre nous n’a pas ravalé sa colère face à des connards qui font des blagues sexistes, face à un mec qui parle mal à sa meuf, face à un adulte qui abuse de son autorité sur un enfant, face à un pote qui fait chier des meufs en soirée ? Laequel.le d’entre nous, à cause de son infériorité numérique et pour ne pas être vu.e comme lae fouteur.e de merde, s’est ellui-même empêché d’intervenir face à une situation pourtant révoltante ?

Il paraît que les féministes, les gauchistes, les gens racisés « exagèrent » toujours. Il paraît qu’iels n’arrondissent pas assez les angles, qu’iels culpabilisent les autres, qu’iels ramènent toujours tout à leur analyse des choses. Il paraît qu’iels voient le mal partout. L’exploitation, c’est pas une bonne raison d’hurler, même aux yeux de celleux qui partagent nos idées, mais sont plus « mesuré.e.s ». Contestez, certes, mais sans déranger personne, que vos cris ne puissent être entendus que par celleux qui veulent bien les entendre.

Pourtant, c’est pas elleux qui organisent des bukkake à 60 avec une meuf non consentante et droguée à son insu, comme le font les rabatteurs de Jacquie&Michel. C’est pas elleux qui assassinent leur ex-conjointe avec leur arme de service, parce qu’elle les a quittés, avant de brûler leur corps. C’est pas elleux qui vendent des armes à des pays qui ne font même pas semblant d’être des démocraties, et mettent en prison les exilé.e.s.

Pourtant, c’est pas elleux qui tirent sur des mosquée à balle réelle, ou tabassent des personnes homosexuelles.

C’est pas elleux qui exagèrent, c’est pas elleux qui parlent trop, c’est pas elleux non plus qu’on entend trop. C’est Zemmour, c’est Macron, c’est Trump, c’est Le Pen, c’est Hanouna, c’est Pascal Praud, c’est Bolloré, c’est Norman, c’est tous ces porte-voix de la pourriture du monde qu’on entend trop, et qui se gênent pas pour étaler leur merde partout où ils passent.

Tu l’ouvres pas trop par délicatesse, et on te reproche d’exister, de troubler la joie et le confort de ceux qui se cachent bien les yeux, le cul dans leurs privilèges. De toute façon, tes choix sont comme un reproche à la face du monde, et ça suffit pour que les autres aient mauvaise conscience.

Alors autant l’ouvrir, et argumenter, non ? Autant faire scandale et batailler pour ce qui nous tient à cœur, non ? Celles et ceux qui travaillent pour 50€ par mois, ceux qui meurent sous les coups de la police, celleux qui se font dépecer vivant.e.s, celleux qui perdent leur enfant dans une traversée de la méditerranée n’ont pas le temps, alors nous non plus.

Note

A propos de cet article : la presse mainstream mentionne régulièrement des faits graves comme ceux évoqués à propos de J&M, ou de féminicides.

À lire également...