Le printemps s’installe et le 1er mai approche, on est en droit de se demander comment allons-nous faire pour manifester ?
Impossible d’imaginer que la fête internationale des travailleurs n’ait pas lieu en temps de Covid-19, alors même que ce sont les travailleurs qui font tourner le pays et que la menace de payer la facture se fait de plus en plus sentir.
Cette manifestation symbolique est déjà un rendez-vous annuel pour beaucoup d’entre nous et c’est une cérémonie que nous aimons partager.
Le 1er mai est un bon test de dépistage pour savoir si nous avons le virus de la peur, un curseur pour savoir où on en est de la conflictualité dans la rue, un thermomètre pour prendre la température de la fièvre insurrectionnelle et de l’état de nos anticorps face à la répression.
Cette année, l’enjeu est de taille : pas sûr que notre grand-père le mouvement ouvrier, ce vieil asthmatique, ne survive au coronavirus.
À l’heure où certains proposent de numériser les manifestations du renoncement je pense qu’il faut plus que jamais penser notre rapport aux manifestations, et pour cela faisons un rapide détour d’histoire immédiate :
Nous sommes au 1er mai 2016, face à l’immobilisme des cortèges « purement syndicaux » et à leur instrumentalisation par le pouvoir, des éléments « perturbateurs », ceux à qui est habituellement réservée la queue de cortège prennent les devants : c’est l’apparition spectaculaire du cortège de tête (dont on peut situer la naissance vers mi-mars 2016), qui, en assumant dans la rue le rapport de force, s’attaque au paradigme de la manifestation. Le corps principal de la manifestation quant à lui, est (enfin !) confronté à la police, parfois il riposte à ces attaques et ainsi le cortège de tête parvient à mettre en lumière les véritables enjeux de la lutte dans la rue, là où le pacifisme du corps « purement syndical » permettait de l’oublier. Contrairement à ce qu’on pouvait penser alors, cette stratégie – visant à montrer la violence là où elle se cachait – n’était pas seulement symbolique et eu aussi de véritables effets dont nous essayons de retrouver le fil aujourd’hui.
Ces premiers affrontements – que d’autres décriaient (et certains continuent de le faire) comme irresponsables, prématurés, « violents », sauvages, incompréhensibles, etc. – non pas qu’un effet révélateur (découvrant l’état conflictuel entre le pouvoir, ses représentants et nous), ils produisent aussi un éclatement historique de l’anatomie des manifestations. La tête ne correspondant plus au corps, crée des lignes de fuite, des parcours de désertions depuis les couches pacifiques et les strates réformistes jusqu’à la tête. Le sang remonte au cerveau et la manifestation comme processus symbolique de protestation est abandonnée par ces nouveaux autonomes fuyant les cortèges bien rangés et « purement syndicaux ». Ailleurs, la tête elle-même, sous la force de la riposte policière s’éclate en bandes, en manifestations sauvages, satellites détachés/rattachés au corps de la manifestation qui devient une hydre à mille têtes (l’hydre se déplaçant dans le sens de la manifestation déposée en préfecture et les têtes de façon anarchique).
Puis, tout au long des années 2016-2017, en passant par le 1er mai 2017 et son spectaculaire cocktail Molotov, les bouffons de la préfecture et leurs stratèges en carton s’acharnent à comprendre la situation (et à investir dans la répression médiatico-juridique) jusqu’à finalement connaître le système.
Ce débordement original de la manifestation symbolico-pacifique prend fin le 1er mai 2018 avec l’échec d’Austerlitz (clin d’œil à l’Histoire des vainqueurs), où les flics via un grossier piège au McDonald-laissé-sans-surveillance parviennent à briser l’élan d’un bon gros cortège de tête. Cachés dans la gare et derrière le jardin des plantes, ils réussissent à attirer et à condenser le cortège de tête (énormissime : on parle d’un bloc de milliers de personnes) sur le pont d’Austerlitz avant son éclatement en multiples têtes. De là, il ne leur restait plus qu’à couper la tête du corps : en détournant, avec la complicité des directions syndicales bien sûr, le cortège principal vers un autre chemin, puis à réduire la tête, prise en sandwich, par des attaques successives.
Bien que la défaite soit cuisante et sente le gaz, les Gilets jaunes arrivent fin 2018, et ils prennent acte de ces limites du black bloc de tête dès les débuts de leurs manifestations : dispersion, illégalité, multiplicité, rapidité… En fait, ils se comportent massivement (c’est la première différence) et radicalement (c’est la deuxième) comme les mille têtes de l’hydre (2016-2018). Par ailleurs, dès leur formation, le recrutement et la captation des désertions militantes ne se font pas seulement dans la manifestation, même plutôt ailleurs : sur les ronds-points par exemple. Les Gilets jaunes s’arrangent pour manifester en ne dépendant d’aucun corps et de ne jamais avoir besoin d’une centralité (ni en France par rapport à la manifestation parisienne ni dans la manifestation parisienne elle-même), cette stratégie se développe au moins jusqu’à son apogée en décembre 2018 – janvier 2019.
Puis tout au long de l’année 2019, les flics tentent de s’adapter (par la violence extrême, par des réorganisations internes : décentralisation des décisions, création des brigades volantes…) jusqu’à maitriser les actes GJ à l’été 2019. Le 1er mai 2019, la situation est encore ambivalente, les cortèges syndicaux sont désorganisés, traversés et emportés par des vagues enthousiastes de Gilets jaunes qui s’étaient invités à la fête, mais si les cortèges sont désagrégés et volatiles, les flics sont partout et frappent à tort et à travers. Puis, par la force, les manifestations GJ prennent la voie des manifestations symbolico-pacifiques, et sont petit à petit désertées, cette longue agonie et le perfectionnement des FDO dure au moins jusqu’à récemment (fin 2019-début 2020).
Avec la lutte contre la réforme des retraites, on voit un retour de la manifestation de masse, étant donné l’importance du nombre de personnes, l’illusion de la seule force du nombre refait surface, la manifestation symbolico-pacifique semble renaître. Dans ces manifestations on trouve les GJ et les autonomes du cortège de tête, les multiples désertions militantes des dernières années, des forces usées et réduites par la répression inédite. On se rend compte que le cortège de tête, sous une forme plus démocratique, plus institutionnalisée et ritualisée est devenu le corps. La manifestation est sans tête, paradoxalement parce que la tête est devenue corps, et le carré « purement syndical », la queue. Retour donc, d’une manifestation symbolico-pacifique mutilée et impuissante. Ce phénomène fut porté à un tel degré d’absurdité, que lors de certaines manifestations du début d’année, on ne savait plus dans quel sens allait la manif, un immense cortège de tête s’étalait sur tout le parcours de la manif. De leur côté les flics s’étaient perfectionnés et ils construisirent dans les rues un réseau de « tout à l’égout » en forme d’entonnoir dans lequel la masse partait d’un bord large (d’où on ne voyait pas les FDO) jusqu’à un goulot d’étranglement, la nasse géante. Toujours la même histoire de l’extension des technicités de contre-insurrection des marges au centre ; des colonies à la métropole ; des banlieues aux centres-villes. Cette technique de nasse, d’enfermement de la manifestation, d’abord réservée à un cortège de tête minoritaire en 2016 est appliquée à tout le corps devenu tête en 2020. À certains moments, la tête-corps, sans jamais éclater en mille têtes, se condensait et s’arrêtait, refusant d’aller plus loin dans l’entonnoir policier et la queue « purement syndicale » ne partait jamais de son point de départ. Dans ce cas, des résidus de tête ou de queues sortaient du dispositif policier, le débordait, mais sans s’agréger, et ses membres détachés flottaient en dehors. S’ensuivait l’humiliation pour ceux qui allaient au bout, de la sortie de la nasse sous pression des FDO et sans aucune chance de sortie honorable. Autrement, lorsque des microtêtes égermaient, la technique de l’écrasement et/ou de la nasse mobile perfectionnée en temps de Gilet jaune en venait vite à bout. Le meilleur exemple de cette pratique reste les dernières manifestations peu nombreuses des GJ (actes « tous à Paris » début 2020) où les FDO ont carrément pris eux-mêmes la tête du cortège et collé la queue, formant une nasse mobile géante. Puis cette stratégie de décapitation a été essayée sur le cortège des dizaines de milliers de manifestants contre la réforme des retraites et a réussi !
Depuis le début de l’année 2020, en réaction à cette ignoble prise d’otage de la manifestation, il y eut : soit les manifestations sauvages sur le mode GJ (sans rattachement à un corps) à Pompidou, aux halles (…) soit les déambulations festives du comité de grève de la place des fêtes (microtêtes dont le corps est plus stable encore que la manifestation syndicale, et en fait complètement différent, car c’est depuis un territoire, le quartier qu’elles se lancent…) Ces déambulations festives et offensives partaient du quartier de Belleville, défilaient dans le quartier puis rejoignaient le cortège principal en cours de parcours. Elles permettaient des lignes de désertions militantes (de la manifestation purement syndicale symbolico-pacifique) plus vastes et plus longues dans le temps encore que le cortège de tête. Puis, en rejoignant d’autres déambulations de quartier (comme celle de Montreuil), elles gagnaient en puissance et atteignaient parfois plusieurs centaines de personnes jusqu’à peut-être un millier. Malheureusement, au lieu de se développer en une nouvelle hydre aux mille têtes, ces déambulations de quartiers, prenant de la force au fur et à mesure qu’elles grandissaient et prenaient conscience d’elles-mêmes se laissaient couler comme des ruisseaux dans le grand lac de la manifestation déclarée. Le « cortège sans queue ni tête 1 » fut une tentative pour détourner, sans jamais prendre la tête, ces déambulations festives et offensives (mine de rien) de l’attrait irrésistible qu’avait sur elles la nasse géante et massive. À plusieurs reprises, ce cortège sans queue ni tête, continuation des déambulations festives, débordait le dispositif policier, s’enfonçait dans le Marais, coupait la manifestation, parvenait jusqu’aux halles…
Peut-être est ce là qu’une reformulation de ce que nous savons déjà, et cette réflexion n’étant pas exhaustive perd de son efficacité, il faudrait aussi parler des blocages GJ, des manifs pour le climat, des nuits en non-mixité, etc. Néanmoins, suivre ce fil d’histoire immédiate nous permet une chose : Ce processus au long des années 2016-2020 peut-être considéré comme une tentative de dissolution de la manifestation symbolico-pacifique vers d’autres formes de contestation, plus riches, plus variées et surtout éloignées de la forme protestataire, massive et compacte. Les différents échecs et les différentes victoires dans la rue nous montrent ce processus à l’œuvre : plus les formations et les dispersions des cortèges sont multiples, rapides, intraçables, autonomes, moins la centralisation et la capture, la stabilisation et la répression sont possibles. La dissolution de la manifestation de type symbolico-pacifique si elle conduit à la constitution de manifestations autonomes et sauvages est une bonne nouvelle pour la lutte en générale.
Or, qui ne rêvait pas, en voyant l’effet d’aimant exercé par la manifestation déclarée en 2020, de voir ressurgir sous une forme radicalisée le tourbillon nomade des GJ ou l’éclatement sauvage de 2016, qui ne rêvait pas qu’on se mette tous et toutes à faire des manifestions par groupe de 3 ou 4, que des petits groupes de 10 personnes se mettent à construire des barricades dans la rue où ils habitent ?
Et bien, peut-être que les mesures de distanciations sociales, les gestes barrières inévitables tant que dure le confinement, s’ils empêchent de fait les manifestations massives, et par là ce qu’elles ont de rassurant et d’effectif : sentir la force du nombre, la chaleur de la foule… ces mesures hygiénistes contestables, désagréables, obligent à un autre type de manifestation. N’est-ce pas là l’occasion historique de manifestations offensives (à tout niveau et pratique, en allant du bruit à la casse) multiples, décentralisées, mobiles, jamais figées, le moins souvent réprimées… ? Nous qui sommes de plus en plus adeptes de la micropolitique, cette résistance au biopouvoir, ne pourrions-nous pas faire des micromanifs une stratégie ? En rappelant que le slogan hongkongais « be water », soyez de l’eau ne voulait pas dire soyez fleuve, mais plutôt soyez goutte, j’espère pour le 1er mai 2020, une pluie de micromanifs pour éviter la sécheresse des luttes à venir.
Ce qui est déjà possible de faire, partout en France, dans n’importe quel village, dans n’importe quelle ville, peut importe le nombre de participant·e·s prévus, c’est bien de manifester le 1er mai en respectant les distances de sécurité et en étant masqué·e·s !
Des fissures apparaissent dans le confinement mondial et des manifestations s’organisent malgré les mesures de distanciations peut-être nécessaires, mais imposées par la force :
- Au Liban : des manifestations ont eu lieu dans de nombreuses villes contre le gouvernement, la baisse du pouvoir d’achat et la corruption des élites : blocages de routes, barricades, affrontements, banques détruites
- En Tunisie : résistance collective face aux confineurs et aux arrestations à Sahline. Affrontement avec les flics qui dispersaient des marchands ambulants, des pneus enflammés sur la route. Plusieurs arrestations.
- Au Chili : le confinement n’arrête pas la vague de révolte qui dure depuis des mois. Des manifestations enflammées ont eu lieu à Santiago et dans plusieurs villes.
Pour un 1er mai offensif et vivant.
Vive les cortèges sans queue ni tête !
Vive les cortèges sans cortèges !
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