Retour de Bosnie

Un camarade originaire de l’ex-yougoslavie de retour de Bosnie, où se déroule une guerre de classe depuis le début du mois de février, a écrit ce long texte...

Première partie : Retour de Bosnie

J’étais parti, en revenant de Bosnie-Herzégovine, pour écrire un texte plus complet et plus fouillé sur l’ensemble des aspects que j’avais vus ou réfléchis. Et je me suis retrouvé, après mon retour, à devoir choisir entre l’utilité de proposer rapidement des clefs de lecture sur les derniers événements, et l’idée plus laborieuse d’écrire jusqu’au contentement petitement intellectuel d’une belle production. Heureusement, je fus rattrapé par un bon principe prolétarien : le travail est le premier ennemi du travailleur. Le projet d’une production sans productivité, celle qui abolira l’économie que nous haïssons, m’a ramené à la raison que l’utilité bien partagée d’une activité vaut plus que sa qualité abstraite. Ce récit aura donc une suite si l’utilité s’en fait sentir ; je n’ai pas envie, pour l’instant, de m’enfermer dans une activité qui ne m’est pas aisée d’écrivain.

Vive la révolution A bas le travail

Cependant…, je pense également que des aspects nombreux et intéressant soulevés par ces évènements méritent des développements, également pratiques, qui gagneraient à être plus collectifs.

L’existence de la Bosnie-Herzégovine sous la forme que nous lui connaissons aujourd’hui, comme construction politique inextricablement bancale, est le résultat direct de la défaite des luttes sociales des années 80 en Europe dans le cours des restructurations économiques qui se sont imposées à l’économie mondiale lors de cette période. Il fut plus précisément le résultat de la déconstruction de la Yougoslavie dont ce bricolage multiethnique a été une condition nécessaire. Cette question fut ainsi résumée par un prolo qui répondait, dans le Plenum de Mostar, à une intervention précédente valorisant la multi-ethnicité du pays : « Tes histoires multiethniques ont en a rien à foutre, avant la guerre on ne savait pas qui était quoi et on se portait mieux. »

Le processus de dislocation de l’état yougoslave est inséparable des résistances sociales, en Europe et ailleurs, face aux restructurations de la fin des trente glorieuses dont les effets se sont violemment affirmés à partir de la fin des années 70/ début des années 80. La même « vague libérale » qui écrase les luttes ouvrières britanniques au travers de la période connue sous le nom de « grève des mineurs », essaime ses licenciements de masses, fermetures d’usines et disparition de secteurs industriels à travers l’Europe. Les répercussions de cette vague vont, à l’autre bout de l’Europe, déterminer la dislocation de la Yougoslavie.

L’intégration de l’économie yougoslave au jeu politique mondial lui avait permis un développement économique continu jusque dans les années 70, assurant par sa dépendance aux crédits fournis par le système monétaire international un contrôle renforcé sur sa structure socio-économique interne.

Cette dépendance se manifeste, à partir du début des années 80, par l’imposition de se conformer aux nouveaux impératifs internationaux en termes de règles économiques et sociales. C’est contre cette tentative de mise au pas aux nouveaux impératifs que se développe, sur l’ensemble des parties de l’ex-Yougoslavie, sans exception, une résistance sociale farouche qui se manifeste de 1985 à 1992 (et se prolonge dans la guerre) par un mouvement ininterrompu de luttes déterminées s’attaquant à la bureaucratie maîtresse du pays, et exécutrice pour son propre intérêt bourgeois des réformes exigées par le FMI.

C’est dans ce contexte que la généralisation des luttes sociales yougoslaves arriva à démontrer que cet État n’était plus capable de jouer son rôle d’État, c’est-à-dire de faire rentabiliser par ses prolétaires le montant des capitaux investis sous forme de crédit dans l’état yougoslave. C’est contre la résistance des prolétaires yougoslaves que furent organisés et soutenus la réponse nationaliste et l’éclatement ethnique, au travers desquels la guerre imposa la paix sociale. Cette solution fut, dans ce contexte historique, déterminée par l’écroulement de l’URSS entraînant un mouvement de captation des marchés d’Europe Orientale par les capitaux occidentaux et la redéfinition du contenu du projet européen avec la réunification de l’Allemagne.

100 000 morts et 20 ans après, les prolétaires de Bosnie relève la tête : une série de résistances sociales secoue les différentes parties de l’ex-Yougoslavie. Les luttes qui ont éclaté cet hiver en Bosnie semblent marquer un nouveau pas dans le réveil des résistances écrasées par les nationalismes et la guerre dans un contexte international transformé et instable.

Il semble utile de prendre en compte que le réveil des luttes en Bosnie doit immédiatement se comprendre dans ses relations avec les résistances qui éclatent en ex-Yougoslavie et qui témoignent de l’épuisement « prématuré » des structures étatiques ayant assuré, dans une période précédente, la paix sociale au travers des stratégies nationalistes. Non pas que celles-ci soient vaincue par enchantement, mais que leur capacité d’opposer les populations divisées en faisant attribuer aux intérêts nationaux des populations adverses les raisons de la misère s’est décomposée et n’est ici plus jouable dans le nouvel environnement européen. Présent dans certaines situations, cet aspect « ethnique » non pas de division des luttes mais de frein à leur déclenchement, a perdu sa dynamique et s’épuise même s’il survit comme un champ de cicatrices plus ou moins enfouies selon les situations régionales. Par ailleurs, réapparaît un certain « yougoslavisme » qui porte en soi une critique de l’écrasement nationaliste. C’est une nouvelle limite aujourd’hui plus concrète, porteuse d’illusions néo-titistes idéalisant la version orientale du compromis social de l’après-guerre, qui se manifestait, plus qu’à l’Ouest, par de fortes garanties sociales de revenu minimum assuré, de logement, de santé et d’accès gratuit aux études, rappelant une période idéalisée d’avant les divisions nationales. Une période, où « contrairement à aujourd’hui, l’État aurait été capable de bien jouer son rôle ». Il reste dans l’ombre de la mémoire sociale que la « yougoslavisation » actuelle des mécontentements sociaux est, par-delà un dépassement des nationalismes de ces vingt dernières années, également celui de la situation dans l’ancienne fédération yougoslave où la répression sociale qu’organisait séparément chaque bureaucratie sur la population de sa République avait les mêmes objectifs de division. La fulgurance avec laquelle se sont répandues les nouvelles de la révolte bosniaque et la rapidité des expressions de solidarité à son égard de Skoplje à Zagreb, étaient inenvisageables dans le système médiatique et policier titiste.

L’arrogance avec laquelle ont été exécutées les réformes du FMI depuis 20 ans, d’abord par l’ancienne bureaucratie reconvertie dans le libéralisme, puis par les nouvelles générations d’entrepreneurs ayant en partie pris la relève, n’a fait que radicaliser la vision mafieuse qu’a, des politiciens et des nouveaux capitalistes locaux, une population aux abois. Le discours tantôt nationaliste tantôt social-démocrate qui fut l’apanage de ces « mafias » a largement participé à l’épuisement de leur vernis idéologique.

Il n’en reste pas moins que le discours dominant de la contestation est marqué, dans la région, par la demande d’un État compris comme « bonne organisation de la société » et qui sortirait de son chapeau de magicien des politiciens apolitiques et des entrepreneurs honnêtes, bref un État idéal qui fait bien son boulot sous le contrôle de sa population. Il serait cependant tout à fait déplacé de juger ces demandes en les classant dans des catégories réductibles à leurs apparences. Une réalité sociale n’existe pas en soi. Elle est ce qui se développe dans le mouvement, et l’expression de ses contradictions, et la brutalité de celles-ci faisant face à la lucidité qu’ont les prolétaires de l’impasse de leur situation, laisse aujourd’hui peu de place à des alternatives politiciennes durables. C’est ce qu’exprime l’épuisement du cadre politique de gestion qui fut imposé à la zone yougoslave, il y a une vingtaine d’années. Les limites de ces situations, aujourd’hui comme il y a 25 ans, sont également déterminées par la situation internationale qui les contextualise.

Le caractère prolétarien de ces luttes engageant des sans-réserves s‘affrontant, au travers des autorités, à leurs dramatiques difficultés d’existence est permanent dans ces antagonismes sociaux, aussi bien en Bosnie-Herzégovine que dans les régions voisines, contribuant par-delà les nouvelles frontières à un certain niveau d’homogénéité des conditions de lutte sur l’ensemble des territoires où elles s’étaient développées avant la guerre.

L’invocation de la démocratie réelle ou participative est permanente. L’aspect dominant de ce démocratisme est souvent localiste, en opposition à l’incompétence des solutions élaborées dans les hautes sphères lointaines de la politique. La contestation sociale navigue donc dans un discours anti-parti et anti-politicien, et anti-privatisations. Il est, dans la situation hérzego-bosniaque, marqué par un anti-nationalisme général et par un antifascisme qui n’a pas le même sens selon qu’il est utilisé par les bureaucrates de la République serbe de Bosnie ou par les populations d’Herzégovine. Ce dernier prend en partie un aspect particulier dans une région où ont agi pendant la guerre des milices nationalistes croates (soutenues par certains gouvernements) se réclamant ouvertement du nazisme (et non du fascisme relié dans l’historique de l’extrême droite croate à l’Italie qui avait privé la Croatie d’une partie de son littoral).

Avant de développer d’autres aspects, il faut évoquer ces « assemblées populaires » qui ont pris le nom de « Plenum » à Tuzla et qui se sont multipliées sous différentes formes à travers la Bosnie-Herzégovine en colère. Il serait utile d’entrer un peu dans le fonctionnement du Plenum de Sarajevo pour situer quelques oscillations contradictoires de cette nouvelle démocratie :

Le 17 février, avant de monter à l’étage où il se tient, je suis arrêté dans le hall d’entrée par les flics qui assurent la sécurité du Plenum ( des vrais, avec uniformes…) : On me fait passer dans un portail détecteur de métaux et les sacs doivent parallèlement passer sur tapis roulant dans un détecteur approprié. Ma bouteille d’eau est ouverte pour vérifier qu’elle ne contient pas subrepticement de l’alcool ou de l’essence (?).

Lire la suite sur Des Nouvelles Du Front

Mots-clefs : prolétariat | Bosnie

À lire également...