Pour un antifascisme radical : ni Le Pen, ni Macron

Si le terme de fascisme a une origine historique datée, le fascisme comme manifestation politique recouvre des réalités de pouvoir oppressif très diverses : racisme et sexisme en sont les formes les plus communément dénoncées mais le néolibéralisme nous paraît être tout autant problématique.

Manifestation 1er mai 2017, Paris.

La rationalité néolibérale se définit avant tout par la domination de la sphère économique et de ses discours sur le politique. Promotion de l’entreprise, « politiques » managériales, marketing, prépondérance des objectifs financiers à court terme, etc., définissent certaines formes qu’elle peut prendre.

Le deuxième tour des élections présidentielles, qu’on réduit à une opposition entre front républicain et front nationaliste, entre l’Europe des libertés et la menace fasciste, renvoie en réalité dos-à-dos deux projets politiques fondés sur l’oppression, qui doivent être combattus. Si nous distinguons ces deux orientations politiques et refusons de les mettre sur un strict pied d’égalité, il nous semble capital de comprendre les dangers que chacune représente et de montrer où elles se rejoignent.

Les idées nauséabondes du FN sont bien connues mais il importe de réaffirmer leur caractère fasciste en rappelant les plus choquantes d’entre elles. On peut citer, par exemple, la volonté, affichée par Marine Le Pen, de fermer les frontières et de mettre en place une politique raciste et sexiste à travers la promotion de valeurs d’extrême-droite telles que la famille et la patrie. La préférence nationale, que Le Pen veut inscrire dans la constitution (point 92 de son programme), ou encore la suppression du droit du sol (point 27) sont sans doute les mesures les plus emblématiques du racisme institutionnel que le FN défend. L’instrumentalisation de la laïcité pour condamner le port du voile ou du burkini peut encore témoigner du racisme et du sexisme du parti nationaliste. Enfin, la menace de dissoudre les collectifs antifascistes, la volonté de renforcer les effectifs de la police (point 13) et le nombre de places en prison (point 20), ainsi que le durcissement des procédures pénales (point 17) suffisent à montrer l’impulsion sécuritaire qui traverse le programme du FN.
Tout cela n’est qu’un aperçu très bref de ce qu’un gouvernement frontiste mettra en pratique une fois en place, d’autant plus facilement que les institutions de la Ve République permettent de gouverner par ordonnances, sans consulter les assemblées. Nous le rappelons contre celleux qui espéreraient naïvement que le résultat des législatives permettrait la constitution d’un contre-pouvoir qui ferait face à un exécutif nationaliste.

Emmanuel Macron, de son côté, est souvent présenté comme le candidat des banques, et pour cause. Il projette de mettre en place une austérité des plus rigoureuses (privatisation de la sécurité sociale, réduction du nombre de fonctionnaires...) et fait de la flexibilité un mot d’ordre au service du monde de la finance. Il est indispensable de rappeler que nous lui devons le démantèlement du code du travail, devenu gênant pour les employeurs.ses, dont les manœuvres managériales réclament un rapport de force qui leur soit plus avantageux. Le refus affiché d’amender la loi travail ne laisse aucun doute quant à l’orientation à venir des politiques sociale et économique macronistes. Au-delà des inégalités structurelles que cela engendre, nous pensons que de telles mesures antisociales sont en bonne partie responsables de la progression électorale du Front national.

Plus encore, nous considérons que le néolibéralisme dont Macron se fait le chantre s’apparente à une nouvelle forme de fascisme. L’exemple de la Grèce suffit à montrer que les politiques d’austérité imposées aux peuples par la finance institutionnelle peuvent tout simplement plonger un pays entier dans la misère sociale la plus profonde. La mise en avant de critères évaluatifs plus ou moins généraux (des agences de notation aux évaluations des salarié.e.s dans les entreprises) fait de la performance économique l’objectif ultime de la vie humaine. La précarisation de l’emploi, au service de cette performance de l’entreprise, est responsable de dommages sociaux considérables. Ainsi, la généralisation du statut d’auto-entrepreneur.se (« ubérisation » de l’économie), en soulageant les charges sociales de l’employeur.se qui n’a qu’à gérer une main d’oeuvre dont iel n’est pas responsable, prive de sécurité les travailleurs.ses. Si nous croyons devoir choisir entre un racisme politique et un système économique simplement libéral, l’ubérisation, qui touche des populations déjà précaires, conjugue des oppressions économiques et sociales. Ce système, qui repose sur un « darwinisme économique », ne fait qu’aggraver les inégalités de races, de classes et de genres déjà présentes dans la société. Le néolibéralisme, qui promeut la productivité à outrance, ne s’embarrasse pas de principes tels que l’égalité et refuse de traiter des problèmes comme la discrimination à l’embauche et la domination masculine.

Une telle pensée s’impose en prisme unique du politique et réduit les relations sociales à des rapports de concurrence, sous couvert d’une exaltation du développement personnel par le travail (qui ne doit, à ce titre, plus être conçu comme quelque chose de « pénible »...). Or, il nous semble qu’une telle vision du monde, qui s’impose comme la seule vision possible (« There is no alternative »), se révèle néofasciste. L’argument de la troisième voie, entre la gauche et la droite, dans un centre technocratique composé d’ « expert.e.s », qui affirment être au-dessus des luttes partisanes et veulent dépassionner le débat, joue contre l’idée de liberté politique pour mettre hors d’atteinte ses dogmes économiques. L’expression même de « start-up nation » porte en elle tout ce que ce projet a d’effrayant.

Non content d’imposer cette vision économique totalisante, le programme de Macron prévoit aussi un renforcement de l’arsenal sécuritaire, et il semble que ces deux dimensions soient indissociables. Cela passe par une volonté d’élargir et de faciliter le contrôle policier, notamment en soulageant les forces de l’ordre de la « paperasserie » (sic), ce qui revient à éliminer la possibilité même de contester les actions policières et passe par l’informatisation et le fichage généralisés. De telles pratiques fondent un contrôle de plus en plus individualisé et puissant qui vise à maîtriser jusqu’aux déplacements et lieux de vie des personnes. Ainsi, la police se voit octroyer le pouvoir d’interdire la fréquentation d’un lieu durant « un certain temps » à « un individu générateur de troubles ».

Le projet macroniste a lui aussi ses composantes nationalistes...

De telles mesures font écho au programme sécuritaire du Front national. Parmi les nombreux et inquiétants parallèles que l’on peut dresser, nous pouvons citer « l’injonction civile d’éloignement » qui veut « cibler les 5 000 chefs de bandes délinquantes et criminelles » (point 15 du programme du FN) ou encore le durcissement judiciaire (Macron veut que toute peine prononcée soit exécutée, Le Pen appelle à la « tolérance zéro » et à la fin du « laxisme judiciaire »). Leurs politiques carcérales sont similaires puisque tous deux se contenteraient d’augmenter le nombre de places en prison, comme si la solution se trouvait dans le « tout répressif ». La volonté de renforcer les effectifs policiers va dans le même sens et se retrouve dans les deux programmes (Macron veut recruter 10 000 policiers et gendarmes en 5 ans, 15 000 pour Le Pen). Enfin, le projet macroniste a lui aussi ses composantes nationalistes, puisqu’il désire que la France « assume sa juste part dans l’accueil des réfugiés tout en reconduisant plus efficacement à la frontière ceux qui ne sont pas acceptés », sans prendre en compte l’urgence de la situation migratoire actuelle et sans préciser que les conditions d’accès au territoire seront rendues plus difficiles par ce même durcissement juridique. Plus généralement, la vision méritoire, parfaitement infondée, de l’accès au territoire français nous semble inacceptable, de même que la menace d’ « efficacité » accrue dans les expulsions.

Pour toutes ces raisons, nous nous opposons fermement aux deux candidats et à cette alternative qu’on cherche à nous imposer, à travers un faux choix entre front républicain et front nationaliste. Il nous apparaît d’autant plus nécessaire de lutter contre ces deux formes politiques que les dynamiques néolibérales et fascistes se nourrissent l’une l’autre. Nous nous trouvons au point de passage d’un fascisme contrôlant l’économie à un fascisme politique qui n’a plus besoin de cet encadrement, dès lors que le néolibéralisme réalise ses attendus dans une « société de contrôle » :

« On doit comprendre (…) la société de contrôle comme la société (…) dans laquelle les mécanismes de maîtrise se font toujours plus « démocratiques », toujours plus immanents au champ social, diffusés dans le cerveau et le corps des citoyens. Negri et Hardt, Empire »

D’un point de vue historique plus général, les liens entre l’oppression économique et le fascisme sous sa première forme sont avérés de longue date. Les squadristes italiens se définissent avant tout comme des briseurs de grève au service du patronat et financés par lui. Le fascisme mussolinien, qui se présente comme un nationalisme, a par ailleurs exempté d’impôts les capitaux étrangers. On peut encore citer l’organisation du travail par la Carta del Lavoro, qui met en place une politique dirigiste et paternaliste sous l’égide de l’État.

L’opposition stricte entre Macron et Le Pen doit être dépassée au profit de la mise en perspective de leurs politiques

Plus récemment, le Chili s’impose dans l’histoire comme le laboratoire du néolibéralisme, montrant un autre type de lien entre ce nouveau capitalisme et le pouvoir dictatorial fasciste qui le prescrit à travers la « Révolution conservatrice ». Les « Chicago Boys » chiliens y ont imposé les grands dogmes radicaux de l’économie néolibérale, plus tard appliqués au Royaume-Uni de Thatcher et aux États-Unis de Reagan, comme la privatisation généralisée, l’affaiblissement des syndicats de travailleurs ou encore la dégradation du secteur public.

De l’Italie mussolinienne, financée par le patronat capitaliste, au Chili de Pinochet, qui met en œuvre de façon autoritaire les dogmes néolibéraux, on voit bien que fascisme et néolibéralisme entretiennent des liens complexes. C’est pourquoi l’opposition stricte entre Macron et Le Pen doit être dépassée au profit de la mise en perspective de leurs politiques.

Alors oui, distinguons les deux candidats, mais ne perdons pas de vue le rapport profond qui existe entre leurs objectifs, et combattons-les de concert. L’exhortation à ne pas faire d’amalgame et la condamnation généralisée de l’abstention ne doivent pas faire obstacle à une critique radicale et sans appel de leurs intentions, pour leurs torts propres comme pour leurs ressemblances.
N’oublions pas que le fascisme et le néolibéralisme ne sont pas seulement des régimes politiques. Ce sont des manières d’organiser notre rapport au monde qui ont des répercussions très concrètes sur la vie des individus, à travers la mise en concurrence, économique ou nationale, des personnes.

« Le vieux fascisme si actuel et puissant qu’il soit dans beaucoup de pays, n’est pas le nouveau problème actuel. On nous prépare d’autres fascismes. Tout un néo-fascisme s’installe par rapport auquel l’ancien fascisme fait figure de folklore […]. Au lieu d’être une politique et une économie de guerre, le néo-fascisme est une entente mondiale pour la sécurité, pour la gestion d’une « paix » non moins terrible, avec organisation concertée de toutes les petites peurs, de toutes les petites angoisses qui font de nous autant de microfascistes, chargés d’étouffer chaque chose, chaque visage, chaque parole un peu forte, dans sa rue, son quartier, sa salle de cinéma. »Deleuze, Deux régimes de fous, 1977

S.I.A.M.O (Sorbonne Intervention Antifasciste Militante et Organisée).

Sources (non exhaustif) :
Hardt et Negri, Empire
Deleuze, Deux régimes de fous
Foucault, Naissance de la biopolitique
Dardot et Laval, La Nouvelle raison du monde
Philippe Foro, L’Italie fasciste
Emilio Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ? : Histoire et interprétation
Emmanuel Garate, La « Révolution économique » au Chili. A la recherche
de l’utopie néoconservatrice, 1973-2003 (thèse non publiée, disponible ici.)

Note

Au nombre des ressemblances, on peut désormais rajouter que Macron est tombé d’accord avec Le Pen sur la dissolution des groupes antifas ... étrange convergence ! (décidément, l’avenir s’annonce bien sombre pour le SIAMO !)

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