Nedjib Sidi Moussa : « Ne rien céder aux illusions identitaires »

Entretien pour la revue Ballast de Nedjib Sidi Moussa, auteur de « La frabrique du musulman », publié en 2017 chez les éditions libertalia.

C’est en lisant l’essai La Fabrique du Musulman1 — qui assure vouloir « appuyer l’émancipation de tous les exploités » tout en luttant contre ce qu’il perçoit comme la « racialisation » et la « confessionnalisation » de la question sociale, à l’œuvre dans une partie de la gauche radicale — que nous sommes tombés sur l’un de nos entretiens, du moins un extrait, cité à des fins critiques. Nous écrivons à son auteur, qui se réclame ouvertement des traditions marxistes, libertaires et anticléricales ; il réitère le caractère « fort discutable » de notre papier : quoi de mieux, dès lors, que d’en discuter publiquement, tant ces sujets agitent et brouillent le camp de l’émancipation ? Voici chose faite.

Deux camps prennent la gauche en otage, estimez-vous : les « intégristes républicains » versus les « islamo-gauchistes ». À quelle troisième voie appelez-vous ?

J’estime plutôt que le mouvement ouvrier et révolutionnaire demeure, plus que jamais, pris en étau entre ses tendances opportunistes et sectaires. Ces vieilles impasses prennent à chaque époque des formes nouvelles, sans jamais offrir de réel point d’appui en faveur de l’émancipation des prolétaires de tous les pays. Parmi de nombreuses questions autrement plus sérieuses comme la guerre et l’exploitation, ma génération a été confrontée à la montée en puissance des récits dits « intégristes républicains » ou « islamo-gauchistes », présentés comme des exacts opposés mais qui ne sont, dans les faits, que les deux faces d’une même pièce menant à la confusion et la capitulation. Peut-on, par exemple, laisser dire que l’on défend la séparation des Églises et de l’État tout en soutenant l’installation des crèches de Noël dans les mairies ? Peut-on, au nom de la lutte antiraciste, s’allier avec des associations qui sont les émanations de formations intégristes ? Ce sont là des questions concrètes qui sont posées à des militants, collectifs ou organisations qui, en dépit de leur relative faiblesse numérique, possèdent une audience importante et peuvent donc influencer les débats dans un sens progressiste ou réactionnaire.

Évidemment, les polémiques successives sur le voile islamique, le débat sur l’identité nationale ou les attentats islamistes n’ont pas facilité la discussion dans le champ intellectuel — « l’affaire » Kamel Daoud en fut une illustration pathétique — ou dans les milieux militants où des clivages se sont durcis et des ruptures se sont opérées. Pourtant, je pense avec un certain optimisme que nous sommes entrés dans une phase de clarification et de décantation. L’avenir nous le dira avec plus de certitude. Pour ma part, je soutiens toute initiative, même limitée, qui soulignerait la nécessité de l’indépendance de la classe laborieuse et articulerait sur cet axe les luttes antiracistes et anticléricales. Et cela, sans rien céder aux illusions identitaires, aux modes théoriques ou à la tentation de vouloir constituer des « fronts larges » sans virage à droite. Je ne pense pas qu’il existe de « troisième voie », dans la mesure où il s’agit plutôt de trouver une réelle alternative aux différentes manifestations de l’obscurantisme qui se déploie à l’échelle mondiale, notamment grâce aux nouvelles technologies. Au plan international, ma solidarité — qui n’est jamais inconditionnelle — va, entre autres, aux communistes irakiens qui résistent au sectarisme religieux, aux militants américains qui se démarquent de l’« identity politics » ou aux anarchistes vénézuéliens qui font face à un régime répressif. Les participants au congrès anti-autoritaire de Saint-Imier proclamaient que « la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat ». Dans cet esprit, je me méfie des alternatives qui mettraient au centre de leurs préoccupations la conquête du pouvoir au profit des « opprimés » — peu importe leur nationalité, religion, couleur, statut, etc. Dans Offense à président, Mezioud Ouldamer notait avec lucidité : « On sait, maintenant que l’Algérie est indépendante, que les esclaves d’hier sont les maîtres d’aujourd’hui. On vérifie du même coup l’étrange dialectique qui pousse l’esclave à être encore plus cruel que le maître lorsqu’il prend sa place. » La question n’est donc pas de changer de maîtres mais de s’en débarrasser pour de bon ou alors, pour citer Daenerys Targaryen : il ne s’agit pas de stopper la roue mais de la briser.

Vous louez le courant révolutionnaire, évoquez votre formation marxiste, publiez chez un éditeur anarchiste et en appelez à Socialisme ou Barbarie, tout en ciblant, page après page, la gauche radicale. Le courant que vous portez a-t-il une existence palpable ?

La conclusion du livre mentionne trois revues révolutionnaires du vingtième siècle : Internationale situationniste, Noir et Rouge ainsi que Socialisme ou Barbarie. L’essai s’appuie notamment sur des textes issus de ces périodiques qui constituent un véritable capital politique que l’on aurait tort de ne pas valoriser ou redécouvrir. Leurs animateurs intervenaient dans la lutte des classes et produisaient des articles dont beaucoup critiquaient sévèrement mais avec lucidité les obstacles (sociaux-démocrates, staliniens, etc.) dressés sur la voie de l’émancipation. La décomposition du mouvement ouvrier et la rétraction du mouvement révolutionnaire ont sans doute conduit à confondre aujourd’hui analyse et invective, débat et polémique. Si certains pensent encore que la situation se caractérise par « la crise historique de la direction du prolétariat », alors cela signifie que les organisations qui prétendent défendre les intérêts de cette classe ont des comptes à rendre. Il est donc tout à fait légitime de prendre au sérieux leurs déclarations, actions ou alliances en se demandant si elles permettent de sortir du marasme ambiant. Une autre méthode consisterait à s’interdire de pointer les dérives et glissements douteux au nom d’une unité sans forme ni contenu. Je ne me reconnais pas dans cette dernière démarche.

En revanche, j’ai évoqué dans le livre deux initiatives qui me paraissaient pertinentes dans le contexte récent en offrant des pistes d’intervention sur les plans économique et politique : Les déserteurs actifs et On bloque tout ! Je ne regrette pas ces allusions, surtout après avoir vécu le climat pesant de l’entre-deux-tours des élections présidentielles, durant lequel on a voulu faire passer les abstentionnistes ou boycotteurs pour des complices du fascisme… Pourtant, le slogan « Ni patrie ni patron ! Ni Le Pen ni Macron ! » était extrêmement juste, dans la confusion ambiante. Toujours est-il que depuis la parution de l’essai en janvier de cette année, j’ai reçu des messages, des commentaires et des invitations à discuter de son contenu de la part de militants révolutionnaires de toutes tendances (autonomes, libertaires, marxistes, syndicalistes, etc.) et de lecteurs de différentes origines ou orientations philosophiques. Ces individus qui, pour beaucoup, se battent au sein de leurs organisations contre des tendances aussi opportunistes que défaitistes, ont une existence bien plus palpable que des complaintes ou saillies publiées sur les réseaux sociaux. Et cela s’inscrit dans une bataille politique qui ne fait que commencer.

Lire la suite sur le site de la Revue Ballast

À lire également...