Loop city : La logique des pôles dans la planification du Grand Paris

Une critique de la centralisation technocratique et des cas précis que sont Europacity et le projet Carma

Le projet d’Europacity, réalisé par BIG, présente un plan architectural caractéristique – une série de zones spécialisées rangées autour d’une boucle centrale de distribution du flux de visiteurs – qui peut être considéré à certains égards comme une mise en abîme d’un plan urbanistique à l’échelle du Grand Paris également conçu comme une séquence des pôles spécialisés reliés par une boucle des transports.

Ce modèle de réglementation urbanistique se présente comme une façon de décentrer les mégalopoles, de développer durablement les aires péri-urbaines et d’administrer efficacement la circulation des hommes et des marchandises qui traversent des villes toujours plus peuplées et plus étendues. Il cherche donc sa justification dans l’efficacité.

C’est – très souvent – une efficacité fantasmée, mais c’est plus fondamentalement une fausse efficacité et une efficacité technocratique : car sa raison d’être est le profit et sa forme politique est le contrôle.

Le méchant loop

BIG est actuellement chargé de la mise en œuvre d’un masterplan qui connecte Copenhague à dix autres municipalités voisines dans une immense boucle transnationale.

Le « loop » de Copenhague

Les différentes aires urbaines connectées par la boucle sont supposées acquérir une « identité spécifique » par rapport à la ville principale, ce qui signifie en effet que ces aires sont censées se spécialiser dans un secteur exclusif de production, de logistique ou de services. C’est le cas d’Europacity qui constitue un pôle de commerce et de loisirs.

Cette spécialisation est présentée comme une caractéristique désirable sur le plan identitaire et sur le plan de l’emploi.

À la place de banlieues amorphes et sans caractère, on envisage que chaque pôle devienne un pôle d’excellence, une espèce de monument habité, immédiatement et internationalement reconnaissable. C’est une bien maigre compensation pour les effets qu’il aura sur le territoire. Car l’uniformisation sélective et la standardisation qui informent le modèle des pôles ne peuvent qu’affecter négativement les conditions de vie des communes intéressées et aliéner la connexion du travail au territoire.

Un modèle de rationalisation de l’espace comme celui des pôles est en même temps un modèle de gestion disciplinaire du territoire et de ceux qui y vivent : la vie est ordonnée en fonction du cycle productif et conçue dans les formes mêmes de la production et de la consommation. Le territoire n’est plus imaginé en termes de communautés, mais en termes de pôles de vie et pôles d’emploi. Ainsi, par exemple, la force et le principe de l’organisation du territoire n’est plus la vie de ses habitants ; au contraire, leur existence est prise en charge dans un système total de gestion de tâches productives.

Cette distribution standardisée de l’espace va provoquer une fragmentation du territoire en même temps qu’elle force une concentration sélective des activités : c’est l’application de la « rationalisation » du travail dans la chaîne de montage au niveau des zones urbaines.

Ainsi, un pôle spécialisé ne sera jamais une partie organique des villes limitrophes. Au contraire, il coupera les communautés voisines du reste de la métropole et les réduira à ses satellites, les destinant à la désertification.

À propos de l’occupation, c’est trop facile de stupéfier des travailleurs déjà brutalement précarisés avec le fantôme de milliers de nouveaux emplois promis par l’ouverture du pôle, en oubliant sciemment les emplois que ces structures vont supprimer ailleurs. Globalement, cette centralisation efficace permet en effet une réduction du nombre de postes et une précarisation des conditions de travail à venir.

La forme de travail qui correspond le plus aux pôles spécialisés est sans doute le précariat : pas forcément dans le sens d’un travail à courte durée, mais dans le sens d’un travail très faiblement intégré dans la vie commune. Les travailleurs du pôle productif viennent souvent de loin, d’un autre pôle de vie distant, ils sont tous étrangers les uns aux autres, tous interchangeables. C’est le cas d’Eurodisney à Marne la Vallée : les salariés du parc viennent de loin, pour des contrats courts et en horaires décalés, pendant que les communes s’enrichissent avec les taxes foncières, de séjour, et sur l’entreprise.

Corporations

La logique du loop et des pôles spécialisés convient très bien au centralisme technocratique promu par la loi MAPTAM (loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles du 27 janvier 2014) et la constitution du Grand Paris.

Dans le cas de Copenhague, le modèle du loop est articulé en absence d’un centre densément urbanisé (forcement, parce qu’il y a la mer), et peut donc se revendiquer comme une organisation structurelle nécessaire. Dans le cas d’Amsterdam, le centre du loop est occupé par une large zone semi-agricole. En revanche, dans le cas du Grand Paris, le même modèle ne peut que renforcer la centralisation de la ville.

Le centre, à l’évidence, est la seule zone équidistante de tous les pôles spécialisés, et il va donc avoir le privilège des conditions d’accès les plus favorables pour l’éventail d’activités le plus varié. Le centre est aussi le seul et véritable bénéficiaire de l’amélioration du système métropolitain.

Cependant, tous les inconvénients de cette forme d’urbanisme sont relégués dans la ceinture urbaine et, surtout, dans les espaces péri-urbains à l’écart de la nouvelle boucle des transports.

Bon CARMA, mauvais CARMA

Malheureusement – mais je ne suis pas surpris – on retrouve la même logique du loop et des pôles spécialisés dans le principal projet alternatif à celui d’Europacity, le projet CARMA. Leur langage est révélateur : ils parlent de substituer à Europacity une « technopole agroécologique », ils parlent de « pôles de production agricole », de « pôles de vie et de consommation » ( citations tirées de notes prises à la présentation publique du projet à Aulnay-sous-Bois, le 7 Juin 2017).

Évidemment, il est bien que CARMA mette en premier plan l’idée d’une ceinture d’agriculture péri-urbaine. Cependant, dans la mesure où il soutient également le modèle des pôles, il constitue aussi une forme de gestion technocratique du territoire.

Pour l’instant, CARMA est un projet très flou – ils n’ont présenté qu’un masterplan urbanistique sans aucun projet architectural précis. C’est un conteneur alternatif qui vise à attirer des investissements privés dans l’agriculture et l’industrie agricole selon une logique de ‘développement durable’ subventionné par l’État. Ce n’est pas du greenwashing, donc, mais il s’agit quand-même du capitalisme vert. Tant qu’il propose un pôle agricole, CARMA propose un urbanisme bio-politique déguisé en urbanisme ‘bio’.

Un détail peut mettre en évidence l’idée d’espace commun entretenue par le projet. L’une de rares structures mentionnées dans la présentation du 7 Juin est une conserverie : au lieu de faire de la marmelade chez vous, ont-ils expliqué, vous pourrez venir la faire dans ce nouveau établissement. Or c’est évidemment l’exact contraire de l’autonomie et de l’autogestion. En général, la concentration des activités dans les pôles place les pratiques et les activités individuelles ou des petites collectivités sous un contrôle étatique/privé plus intense et donc les soumet à d’autres formes de dépendance et d’aliénation.

Le silence de l’ingénieur-urbaniste « pilote » du projet Robert Spizzichino, dans la même réunion de présentation, à une question sur l’investissement dans les transports [1] (Question : « Est-ce que la gare sera construite quand-même ? » Réponse : « C’est une question très pertinente, mais je ne vais pas répondre ») est un aveu de l’adhésion du projet « alternatif » au cadre régulateur du Grand Paris et à sa logique de gestion centralisée du territoire. C’est aussi un silence qui en dit long sur les rapports de CARMA avec l’État et les investisseurs privés.

Une opposition à Europacity sans une opposition à la logique des pôles et à leur loop de transports, sans une opposition à l’ensemble de la gestion technocratique du Grand Paris, n’est pas une véritable opposition, ni une démarche véritablement politique.

Europacity est la tête d’une hydre : il nous faudra donc faire plus que la couper.

Notes

[1La construction d’une gare de la ligne 17 Nord du Grand Paris Express en plein champs - opération d’un milliard d’euros généreusement offert par l’État aux développeurs privés - est essentielle pour Europacity et constitue le fondement infrastructurel de tout projet basé sur la logique des pôles.

Localisation : Gonesse

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