« Les rues de Paris ne sont plus sûres » et leurs usagers semblent ne rien pouvoir faire pour elles.

Paris 2014, rue d’Oberkampf, 00H30...

Après décision unanime, nous sommes rentrés dans ce bar quasiment vide en nous disant que le lieu allait se remplir au fil de la nuit. Durant quelques heures, des litres de bières ont parcouru nos tubes digestifs tandis que les tubes des années 90 animaient nos pas de danse : décalage sur les côtés, twist, déhanchés, technique quoi. Une certaine ambiance, splendide à mon goût.

Au bout d’un certain temps, la tension devenait palpable dans la pièce. « Salut, ça va ? Tu vas où après ? » Le type accoudé au bar à ma gauche, avec qui je voulais entamer la conversation, me jetait un regard paniqué sans me répondre. De drôles de pensées semblaient s’agiter dans sa boîte crânienne. Nous dansions, et à trois heures du mat’ la musique s’est arrêtée. Des voix se sont élevées à l’entrée du bar. Du fond de la salle, pas besoin d’avoir l’ouïe fine pour comprendre que ça tournait au vinaigre. Des injures racistes sorties tout droit de l’exposition coloniale de 1931 retentissaient dans la pièce.

À ce moment, le quadragénaire aux narines enfarinées derrière le bar, nous signale un « facho énervé » et nous suggère de sortir. Pourquoi ce barman s’adressait-il à nous ? Qu’avions-nous de plus (ou de moins) que les autres personnes présentes dans le bar ? Le fou furieux ne se trouvait-il pas justement à l’entrée/sortie du bar ? N’étions-nous pas de potentiels destinataires de ses injures ?

Nous avions à faire à une sorte d’universal soldier, produit d’appellation d’origine contrôlée du « complexe militaro-industriel »

Le colon nostalgique en question était ni plus ni moins que le portier en charge de la sécurité du bar. Selon le barman affolé, il s’agissait d’un parachutiste du FN en permission. Nous avions à faire à une sorte d’universal soldier, produit d’appellation d’origine contrôlée du « complexe militaro-industriel ». À vue d’œil, ce fan de treillis camouflage et d’ultimate fight posté à l’entrée, mesurait 2 mètres de haut et environ 20 à 30 centimètres de tour de poitrine. Nous avons tendu l’oreille.

Ce satané bovin sous créatine et autres energy boosters, insultait viscéralement le dj chargé d’animer la soirée, en raison du teint de sa peau. Malgré les coups qui partaient en sa direction, le dj, l’air ahuri derrière ses dreadlocks, ne semblait pas vouloir réagir face à ce colosse belliqueux.

Malgré la pression que pouvait dégager cette imposante envergure, un ami s’est tout de suite mis à scander haut et fort : « Facho dehors ! Facho dehors ! » Et nous avons entonné ces deux mots comme s’il s’agissait d’un slogan de manif tandis que la brute dopée au nationalisme continuait de haranguer le disc jockey.

L’étrange type assis au bar sur ma gauche restait de marbre et nous jetait un regard quelque peu agressif. Je me suis gentiment approché de lui dans l’optique à priori improbable de me rassurer :

  • « T’es un facho toi ? » lui demandais je suivi d’un silence pesant. Provoque direz-vous ? Peu importe.
  • « Ne me parle pas comme ça où ça va pas aller ! » me répond il en serrant les poings.

Ce qui était fascinant, hormis l’atmosphère alcoolisée qui recouvrait la pièce, c’est qu’aucune des personnes présentes ce soir là ne semblaient vouloir réagir physiquement face à cette baltringue de 120 kilos. Le « rasta », juste égaré par ces agissements qui le visaient personnellement, tentait d’esquiver chaque coup de poing coincé derrière le bout de comptoir qui le séparait de son assaillant. Une adhésion à la scène de violence en cours immobilisait les quelques spectateurs. « Euloh le truc de ouf » pensaient-ils sûrement tous en même temps, à deux doigts de dégainer leurs smartphones pour immortaliser l’instant. Le gorille nazi s’en donnait désormais à cœur joie sous les regards ébahis.

L’immobilité, l’absurde neutralité de ce public attentif, en devenait juste désolante. Ce délitement collectif de la capacité d’agir me percutait l’encéphale comme un signal d’alarme strident. Là ça devenait chiant. Insupportable en fait. C’est en empoignant mon briquet à tête interchangeable entre mes cinq phalanges d’étudiant que je me suis vu me diriger, fondé, vers ce connard à manches longues. Une haie d’honneur semblait m’indiquer la position longitudinale exacte de la cible à abattre. Après avoir parcouru quelques mètres avec la ferme intention de ne pas laisser ce fantassin surexcité se défouler sur son apparente altérité, je me suis posté devant lui, l’ai fixé du regard, et lui ai répété à plusieurs reprises : « Maintenant tu sors !...Tu sors ! » Et devinez la suite.

High kick dans le haut du front ! Uppercut du gauche au menton ! La brute teubée s’étale et je lui crache dessus. Non, fantasme total, en fait, ce fut beaucoup moins spectaculaire. Me donner en spectacle au risque de me faire péter les vertèbres par ce grand bougre ? Pas question.

Attaque furtive, esquive en bas à gauche, relevée suivie d’un puissant direct dans le cartilage des voies nasales : à la Joe Luis.

Au moment où je lui dis de sortir, les quelques ami-e-s avec lesquels-le-s j’étais, soutiennent cette tentative désespérée en lui disant également de dégager son derrière crasseux de chien de la casse. Coup de théâtre, ce furieux notoire s’avança vers moi comme un ragondin mécanique dont on aurait forcé sur la molette. En le voyant se rapprocher, j’étais persuadé que l’objectif de ce déplacement frénétique était de me froisser et qu’était venu le moment de m’activer la carcasse. Attaque furtive, esquive en bas à gauche, relevée suivie d’un puissant direct dans le cartilage des voies nasales : à la Joe Luis.

Théoriquement c’était vu. Ça ne s’est pas exactement déroulé de la manière dont je rêvais cet affront dorénavant plus que prévisible. En se rendant compte que j’avais un renfort potentiel qui couvrait mes arrières, le gars s’est juste dégonflé comme le gros intestin d’un buffle à la baudruche percée. Quelle saloperie. Il venait de saboter mon stratagème opératoire, d’anéantir mes visions pugilistiques du moment, et se dirigeait désormais vers la sortie. Misère, il cogitait. Cet épais guignol ne savait plus. Coûte que coûte, il décida de ne pas en démorde et resta à l’intérieur. Croyant, ou plutôt essayant de croire, qu’il avait plus ou moins pris conscience de son degré de débilité mentale et apercevant l’entrée désormais libre d’accès, dans un calme inattendu, je suis sorti du bar. Une fois sur le trottoir, plus rien. Trois pélos qui me fixent, peanuts. J’ai alors jeté un œil en direction du bar pour vérifier si mes acolytes de soirée m’avaient suivis. Punaise, cette vermine renchérissait obstinément sur son pétage de durite : « Il est où ?! » aboyait-il à l’intérieur.

Bon euh là, je veux bien faire un effort de citoyenneté décente mais entamer le street-fight avec ce primate, alors qu’il vient juste de se ridiculiser telle une grande bouche égarée dans son propre postérieur, ça ne me disait plus. J’estimais qu’il fallait mieux le laisser dans cet état de dépit mental et juste s’éclipser. La police républicaine patrouille pas mal dans le quartier et je n’avais aucune envie de me retrouver en train de justifier de mes actes auprès de ces humanoïdes décérébrés en manque d’adrénaline. On connaît la chansonnette, surtout pour un litige concernant un de leur semblable.

D’ailleurs, les gros cons véners du bar n’étaient pas les seuls gros cons véners du coin. Alors que je décidais d’aller me rafraichir avec une canette en évitant par la même occasion de me faire plier la moelle, le nerveux à qui j’avais adressé la parole au comptoir sort lui aussi. Cette gélatine ambulante cria en direction du premier ou deuxième étage de l’immeuble au dessus du bar : « Descendez y’a bagarre ! »

À ce moment, j’ai compris ou plutôt me suis efforcé de comprendre malgré tout, qu’il fallait mieux que je fasse profil bas pendant quelques minutes. Ne trouvant pas d’épicerie de nuit à proximité, j’ai appelé un de mes amis restés sur place pour savoir où en était la situation : « Viens ! Ce n’est pas le moment d’acheter quelque chose à boire ! ». Je suis revenu sur mes pas avec espoir que les tensions se soient apaisées. « Non ! N’y va pas ! C’est bon ! » S’affole une amie de notre délégation festive en me faisant barrage. « C’est bon on se casse ! Laisse tomber ! ».

Sa colère venait s’échouer au bord de ses larmes et je voyais mon pote venir à moi en me faisant savoir que l’automate de la défense avait quitté les lieux et qu’un des partisans nazillons méritait correction : « Viens ! Lui on le lâche pas ! Il est juste là dans la rue, on le lâche pas ! » En fait, notre amie venait de se faire frapper au visage par le demeuré qui m’avait menacé de ces poings quand je lui avais fait part de mon questionnement à son égard. Voilà de quoi maudire cet homme. Le seul à avoir osé lever la main sur l’un d’entre nous. Il n’était pas loin, et la colère l’a emporté. Sur quoi ? Sur la raison ? Non, sur la fête et la joie plutôt. La raison quant à elle, nous a gentiment accompagnés lui péter le nez.

Un coup de tête mémorable lui percute frontalement les naseaux, suivi de trois quatre crochets venus stimuler l’écoulement sanguin. Bim bam boom ! Le gars se vautre comme un gros sac. Étalé sur le trottoir, il s’est mis à gesticuler, nous suppliant de ne pas rajouter une couche de marmelade sur sa face de pet. Le petiot ne voulait plus de tartines et nous prenait pour des barbares qui allaient le gaver à lui en faire péter la panse. Or nous n’avions plus l’intention de tartiner.

On aurait dit un pingouin catastrophé par la fulgurance de la fonte des glaces.

« T’as eu ce que tu méritais ! » lui avons-nous lâché pour clôturer le débat de la soirée. Parce que oui quelque part c’était un débat, agité certes, mais un débat quand même. Des passants nous regardaient égarés, d’où ces quelques propos à caractères informatifs lancés alors que nous commencions à nous éloigner : « Il l’a mérité, c’est un FAF de merde qui vient de frapper une meuf ! » Comme s’il s’était immédiatement reconnu, il s’est relevé et s’est mis à courir en direction du bar que nous venions de quitter, avec très surement en tête l’intention de faire rappliquer sa brave camaraderie. Absolument délirant. On aurait dit un pingouin catastrophé par la fulgurance de la fonte des glaces. Malgré nous, nous étions la fonte des glaces.

Avons-nous agi comme il fallait ? Enfin bref, comme disait l’ami Pierrot : « Les rues de Paris ne sont plus sûres. » Et j’ajouterais que, ce soir là et au numéro 103 de la rue d’Oberkampf en particulier, ça suintait la Haine. Étonnant non ?

Note

Mots-clefs : anti-racisme
Localisation : Paris 11e

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