Fourbir nos phrases

Cet article revient sur le rôle capital des tags et des banderoles : « Nous devons continuer à fourbir nos phrases, à les taguer, à les publier. Elles ne remplacent pas l’action : elles en font partie. »

Les institutions et les banderoles (= celles et ceux qui les fabriquent) ont un point commun : ils reprennent des phrases. La première les éteint ; les secondes les allument. Il ne suffit pas de reprendre des phrases pour qu’elles se transmettent : qui les reprend, où, comment, et pour qui (à l’adresse de qui) sont déterminants. Le « Travailler, jamais » [1] de Rimbaud a été repris mille fois. Il a d’abord été écrit dans une lettre - et sans doute faut-il s’arrêter sur ce point : on écrit à quelqu’un dans un but, pas pour faire de la littérature au sens où on l’entend communément (c’est-à-dire, au fond, faire rien, rien qu’un petit plaisir, un supplément d’âme, un bon moment, etc). Ce serait injurier Rimbaud que de penser qu’il a écrit ce qu’il a écrit uniquement pour faire de la littérature ou de la poésie, c’est-à-dire rien. Bien sûr qu’il a écrit pour que ça fasse (fabrique) quelque chose, pour que ça agisse, ici et maintenant, pas dans les primevères ni au septième ciel.

La lettre est lue, et il faudra attendre encore longtemps pour que la formule soit reprise - d’abord par ses potes futurs, les poètes, qui ont l’œil, question efficace syntaxique et action de la phrase (particulièrement les Dadas, puis, plus tard, certains surréalistes, les lettristes et les situationnistes - soit une même lignée). Quand « Changer la vie », autre exemple, est repris par les pubards (qu’elle que soit l’enseigne), c’est littéralement détourné. Ce n’est pas tant le détournement d’un détournement (celui des situs) que le passage d’une lecture pragmatique de la phrase (telle que l’a voulue Rimbaud) à un jeu formel, une manière de second degré auxquels l’enseignement scolaire du fait littéraire nous a habitué depuis l’enfance (la littérature, c’est ludique - quand ça ne sert pas à apprendre l’orthographe [2])

Depuis quelques temps, le lexique de l’insurrection a un succès indéniable auprès de certaines institutions qui, disons, se veulent fraîches et modernes. On ne compte plus les expos titrées « Révolution », les festivals « Emeutes » et, n’en doutons pas, l’édition 2016 d’Avignon va foutre le feu. Ce n’est pas tout à fait la ligne de vêtements « guerrillero urbain », mais ça n’en est pas loin. Faut-il s’en plaindre ? Autre façon de poser la question : a-t-on vraiment du temps à perdre à gémir sur tout ce qui essaye de prendre un train lancé à grande vitesse et à transformer son contenu en patrimoine immédiat ? Ils et elles sont de toute façon débordé.e.s. Par les banderoles, par les tags, par leur diffusion sur les réseaux, par la présence pratique de toutes ces reprises jusqu’au fin fond de nos campagnes, jusque dans le bled de 15000 habitants où j’habite, et où on lit sur les murs, au bord des routes, des phrases comme « Nous ne voulons pas de leur guerre/Nous ne voulons pas de leur paix ».

Ce qui est en train de se produire se fabrique simultanément dans une langue qui peut être écrite, vue et lue par tous : une langue poétique (selon le souhait de Rimbaud et de Lautréamont, au moins, ce qui n’est pas rien). Bien sûr qu’on entendra (on est en France) que les reprises de PNL ou de SCH le monde ou rien », « se lever pour 1200 c insultant ») [3] , c’est pas de la poésie, mais la puissance poétique d’une phrase se tient dans ce qu’elle est capable de faire, ou plutôt de faire faire, à celles et ceux qui la reprennent et qu’elle protège, presque autant que la banderole renforcée sur laquelle elle est tracée. Les CRS qui tirent sur la banderole tirent aussi sur la phrase qu’elle porte, seulement, peut-on détruire une phrase comme on abîme une banderole ?

La poétique des banderoles et des tags ressortit, de fait, au soutien logistique autant que symbolique ; surtout, la diffusion massive et instantanée de cette poétique, dont on saisit plutôt vite et plutôt bien à quoi elle peut servir et quel type de plaisir on peut avoir à taguer PENSE sur un panneau Decaux ou 1789 : les casseurs prennent la Bastille sur une palissade, est précisément ce qu’aucun flash-ball, aucune grenade de désencerclement ne peuvent arrêter. On ne peut pas blesser une phrase. Nous devons continuer à fourbir nos phrases, à les taguer, à les publier. Elles ne remplacent pas l’action : elles en font partie.

Notes

[1Dans la lettre à Georges Izambart du 13 mai 1871 ; Rimbaud y écrit : « Je serai un travailleur : c’est l’idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris - où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris ! Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève. »
Sur Rimbaud et la Commune : Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale, de Kristin Ross (Les Prairies ordinaires, 2013).

[2La plupart des phrases des banderoles et des tags sont bien foutues - celles, du moins, qui sont photographiées et diffusées dans les médias et sur les réseaux sociaux. Il n’y a pas de fautes d’accord. Ces banderoles et ces tags affichent une maîtrise indiscutable de la langue française. J’ai été surprise par une « insurection » avec un seul R, tagué sur un mur parisien, qu’un ami m’avait envoyé : c’était la première fois que je voyais une faute d’orthographe. 2 explications : soit on ne photographie et/ou on ne diffuse que les tags correctement orthographiés, soit les manifestants ont fait de solides études secondaires ou sont issus de milieux où la possibilité de la faute d’orthographe passé un certain âge n’existe plus. En tout cas, le souci de prouver qu’on sait être efficace et frappant sur les banderoles et dans les tags se double de celui, pas si accessoire, de montrer qu’on est "éduqués". En un temps où les correcteurs professionnels ont disparu de la presse et où on repère des fautes dans Le Monde aussi bien que dans des pubs, ce n’est pas indifférent.

[3Non seulement PNL (des Tarterêts) et SCH (de Saint-Barnabé, à Marseille) ne sont pas anonymes mais ils sont populaires - leur popularité a dépassé le seul cercle des quartiers et des amateurs de rap (dont beaucoup d’ailleurs sont blancs et assez bien dotés culturellement). Ils répondent plus ou moins (plus ou moins : éviter de généraliser, dans le rap comme ailleurs) aux critères d’identification largement diffusés dans les médias concernant cette musique : fric, sexisme et homophobie. Et bien entendu, ils surjouent ça : les billets volent dans leurs vidéos, on y voit des culs de meufs qui brinquebalent en gros plan, et ils n’oublient jamais de suggérer que c’est pas des pédés. Personnellement, et venant d’un milieu bien blanc mais populaire, j’ai toujours entendu les mecs rappeler que c’était pas des pédés - mon père, mes oncles, mes cousins, et tout le saint-frusquin. Mais les phrases de PNL et de SCH en tête d’une manif parisienne, sur une banderole renforcée qui ne protège pas que des Noirs et des Arabes, c’est aussi, d’une certaine manière, à défaut d’avoir les quartiers avec nous (car on ne les a pas), écrire des mots qui les symbolisent et qui les "incluent" dans la manif - artificiellement et caricaturalement, mais on fait ce qu’on peut et, dans ce domaine, celui de la « jonction » avec les quartiers populaires, on a pu franchement peu.

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