Le piège Daech

Fiche de lecture de « Le piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’Histoire », ouvrage de Pierre-Jean Luizard paru à La Découverte en février 2015. Article paru sur le site Lundi Matin

L’auteur avertit en préliminaire ses lecteurs et lectrices : son travail était bouclé peu avant les " événements des 7-9 janvier " et qu’" en dépit de leurs répercussions immenses ", il n’a pas " souhaité intégrer une analyse de ces événements tragiques qui, à [ses] yeux, n’invalident pas le propos de cet ouvrage. "

Le mérite de cette étude est de rendre raison de l’apparition de cet « État islamique » dont la mésinformation généralisée à propos du Moyen Orient a pu laisser croire qu’il s’était formé du jour au lendemain, un peu comme les champignons en automne. De fait, les tueries du début de l’an à Paris ont sidéré l’opinion publique, lui faisant perdre tout sens commun – jusqu’à acclamer la police [1] ! Mais cette sidération avait déjà lieu auparavant, provoquée, entre autres, par les scènes gore de décapitation volontiers mises en scène et diffusées par les partisans de ce fameux État islamique. Effet de choc, voulu semble-t-il par ceux qui l’orchestrent, et qui, combiné à la médiocrité médiatique ambiante, escamote toute analyse, toute remise en perspective, toute réflexion en somme. Dans ce contexte, les éclaircissements apportés par Pierre-Jean Luizard sont les bienvenus.

Pour résumer sa thèse, on pourrait dire que l’État islamique est le produit du colonialisme européen (franco-anglais), continué sous la forme du maintien sous tutelle de la région par les grandes puissances de la guerre froide, pour finir en apocalypse avec la guerre Iran-Irak, d’abord, les guerres américaines ensuite.

Daech (acronyme de État islamique en Irak et au Levant, en arabe, utilisé par les ennemis de l’État islamique pour dénier sa prétention à la légitimité étatique, précisément) s’appuie sur les populations arabes sunnites. Son « gros coup » a été, après la « conquête » de vastes territoires en Irak, son implantation en Syrie et l’effacement d’une grande partie de la frontière entre ces deux pays. Cette frontière datait de l’époque coloniale : " Le sort de la région [avait été] rapidement scellé lors de la conférence de San Remo le 25 avril 1920 en l’absence de tout représentant arabe […] " : les vainqueurs de la Première Guerre mondiale se partageaient les dépouilles de l’Empire ottoman. La France reçut ainsi le « mandat » sur la Syrie et le Liban, tandis que la Grande-Bretagne, elle, recevait le mandat sur l’Irak, la Palestine et la Transjordanie. Les puissances coloniales s’ingénièrent ensuite, afin d’asseoir leur domination, à jouer les ethnies et les obédiences religieuses les unes contre les autres, selon l’antique et toujours efficace formule impériale, Divide et impera. En Irak, cette stratégie aboutit à réserver le pouvoir aux sunnites, lesquels ne représentaient pourtant qu’une minorité face à la majorité chiite et aux Kurdes.

Pierre-Jean Luizard consacre quelques paragraphes aux origines du clivage entre sunnites et chiites, sur lequel s’appuya cette politique coloniale. " Du fait de son message, de ses pratiques et de ses rituels, le chiisme est particulièrement apte à séduire les populations opprimées ou en situation d’infériorité, dans la mesure où il met en avant le devoir qui incombe à chaque croyant de se révolter contre l’injustice, contre la tyrannie et contre les pouvoirs illégitimes. " De fait, en Irak (comme au Liban), la masse des paysans sans terre et des pauvres était (et est encore) chiite. Ce rapport de domination se perpétua après le retrait de la puissance mandataire. Il fut conforté par la décision américaine, et plus largement occidentale, de soutenir à fond Saddam Hussein dans la lutte contre l’épouvantail de la révolution iranienne (1979), et ce par tous les moyens, y compris et surtout une guerre atroce qui dura huit ans (1980-1988). L’Irak en sortit exsangue. " Une fois la guerre terminée, […] les Américains changent de braquet, estimant que la puissance militaire du régime [de Saddam] devient une menace pour leur alliés régionaux. Washington pousse donc les pétromonarchies du Golfe à réclamer le remboursement des dettes contractées auprès d’elles par Bagdad, tout en sachant très bien que la destruction des infrastructures pétrolières et la débâcle de l’économie irakienne rendent ces exigences parfaitement irréalistes. L’occupation du Koweït, en 1990, est une conséquence et une réaction de fuite en avant du régime de Saddam face à la banqueroute de l’État. "

On connaît la suite : la guerre américaine (et française, entre autres) en 1991, puis l’embargo, tout aussi meurtrier qu’une intervention militaire, et enfin l’invasion de 2003. On sait moins qu’en 1991, la coalition occidentale laissa les mains libres à Saddam pour massacrer chiites et Kurdes qui s’étaient soulevés contre lui, et cela en utilisant, entre autres, un arsenal chimique fourni par ces mêmes Occidentaux (Allemands et Français, pour ne citer qu’eux)…

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