Et la peur elle est à qui ?

La manifestation du jeudi 26 mai a atteint un palier. Le haut degré de violences policières et avec lui, le nombre de blesséEs, ont encore une fois démontré la répression, et avec elle, le cadre et l’appareil utilisés par nos gouvernants pour (se) sécuriser. Par ce texte, je nous appelle tous à témoigner, à écrire et à (se) parler, car nous n’aurons jamais « plus de mal que de peur » face à eux qu’en étant solidaires, et bien informéEs.

C’était le 26 mai, ou 87 mars 2016, jour de manifestation nationale contre la « Loi Travail et son monde ». On est descendu par milliers dans les rues se faisant les haut-parleurs de la colère généralisée, ici, depuis le 12e arrondissement de Paris. Parcours court, départ Bastille à 14h. Angle rue de Lyon - Avenue Daumesnil. Nation n’était pas loin, mais la route peut être longue.

La marche s’enclenche aux pas des bleus, encadrée par un « dispositif » de « sécurité » désormais bien connu : CRS aux portes, leur armement sur les manifestantEs. Les métronomes briseurs de l’insurrection qui vient ont la science du rythme ; nous avons l’art de la composition symphonique. Derrière les lignées bleutées qui disparaissent petit à petit sur les côtés, se met en place l’orchestre des luttes politiques : c’est le premier cortège. Il avance, il prend forme, il grossit tel un essaim dans un bourdonnement certain ; nous sommes nombreux, toujours plus que les autres fois. Nous sommes solidaires, toujours plus que les autres fois.

Le cortège est comme une danse, composé dans le mouvement et produit par les corps, il se révèle dans un espace-temps de la co-présence. On avance, on chante, on frappe dans nos mains, on s’attend, on se tient ensemble, on n’est pas toujours d’accord et pourtant parfois : on fait corps. Au fur et à mesure de la marche la rue se change. Sous les coups des insurgés, les panneaux publicitaires du boulevard se transforment en miroirs brisés, laissant traîner dans le reflet de leur carcasse l’image fantôme de ces lieux vides où nos désirs sont des besoins à créer, optimiser, ordonner, commander, emballer, livrer. Quant aux murs, ceux-ci sont investis, taggués, rhabillés de nouvelles images et d’énoncés : « Anarchie, entraide et détermination  » pour que re« Vive la commune »... Ces mots de couleurs rouges et noires, tracés dans l’instant comme de l’encre jetée sur le papier, annoncent la crierie qui s’élève contre l’ordre établis. Les pages de la ville sont bien en réécriture. Et l’on appel dans les marges à s’inventer de nouveaux modes de vie, à trouver les lieux où notre soif inexhaustible du vivre-ensemble ne pourra pas s’épuiser. Car cette soif est vitale et leur monde est asséché.

Arrivé à l’angle de la rue Chaligny, une main se tend et l’on s’engage. La rue a l’air libre, c’est l’occasion rêvée de dévier du parcours imposé. En réalité, il ne nous faut pas longtemps pour réaliser que nous sommes en train de nous faire nasser. Pas assez rapide, pas assez cafard, pas assez malin, on est divisé du cortège et capturé. Une fois pris au piège, ils commencent à gazer. Je ne sais pas combien de temps a duré ce moment, mais il semblait ne jamais s’arrêter. La fumée nous brûlait et nous empêchait de respirer, même équipée, je suffoquais. Je sens encore l’odeur de la panique mêlée au gaz. Ces élans incontrôlés des corps poussés par la détresse. Nombreux sont à bout de souffle. Mais on s’aide et on se protège. On sent qu’au delà de l’effroi se joue à notre endroit l’accord parfait entre l’absurdité de notre punition et la violence de sa démonstration. Notre indignation à cet instant est au sommet. On avait basculé d’une intention de manifestation sauvage au piège à sauvageons malintentionnés. C’était inouï. Puis les gaz se sont dissipés, et sous les pressions de chaque côté de la ligne, les CRS ont cédé, et nous avons rejoint le corps.

Une fois place de la Nation, l‘on ne pouvait plus ignorer le changement stratégique du « dispositif » policier. L’espace public était clairement coupé en deux par des murs, l’accès à une moitié de la place était bloquée tandis que l’autre moitié était occupée par de petits groupes d’unités de CRS/CI/BAC et gendarmes mobiles. En somme, la Nation était minée, merci Monsieur le préfet. Après la mort du phénix de la tête de cortège au pied des frontières policières, les affrontements ont commencé : Gaz et chasse à l’homme dans l’arène tandis que les manifestantEs continuaient d’arriver, et pour une fois, malgré leur S.O, même celles et ceux des cortèges syndiqués. Bref. Du temps passe, ma fiole de citron se vide, et l’indétermination rituelle de la situation s’installe sur la place.

Et puis là, absurdité.
Nous, c’est-à-dire mon ami J, plein de gens et moi, nous tenons sur la place à Nation, sur les bords du rond point quand se met en formation, ou est quasi déjà formé, un groupe de CRS face à nous. Ils sont à quinze ou vingt mètres. Tout ce qui suit ne dure qu’un instant. Ils commencent à bouger vers nous et j’entends la voix d’un vieux monsieur à côté de moi s’élancer « mais que font-ils puisqu’on ne fait rien ?! ». Personne ne répond, mais tout le monde se pose la question. Nous restons suspendus, debout, là, en face, ne sachant pas quoi faire. Pourquoi courir puisque nous n’avons rien à nous reprocher ? Pourquoi et où fuir puisqu’on ne peut pas s’échapper ? Qu’avons nous à craindre puisqu’ils n’ont rien annoncé ? A cet instant, je ne sais absolument pas comment réagir face à eux. C’est le flottement total, mais ils vont finalement décider pour moi. Une première détonation retentit faisant gronder le sol sous nos pieds, comme s’il s’était soulevé d’un millimètre pour expirer. Grenade ? Puis une seconde explosion survient quelques secondes après, je ressens la même vibration, et là, je sais. Je sais, que c’est entre lui et moi, et là, je sens. Je sens que c’est moi. C’est sur le pied. Le pied droit, et là, je hurle. J. appelle « MEDIC » tandis que je sens instantanément un corps étranger naître sur mon pied et s’enraciner dans ma chair comme un lierre grimpant. La douleur me souffle au corps, m’essouffle et je sens qu’elle peut me coucher. Je suis mise de côté et un, deux ou trois street-medic sont déjà là. Un autre de Nous est blessé à côté de moi, ça continue à péter, à charger, il faut bouger. Portée, puis allongée sur un banc à quelques mètres, je reçois les premiers secours et toute la chaleur humaine nécessaire pour rester allumée. Les charges des policiers continuent, mais J me dit qu’ils sont loin et que tout va bien. Je ne le crois pas mais je sais pourquoi il me dit cela, et ça me réchauffe. Car par dessus ces mots j’entends surtout les échos d’une scène de guerilla urbaine, j’ai la sensation d’être dans une bulle prête à exploser à tout instant. Je veux bouger. J’essaye de me ressaisir, de me relever, d’ouvrir les yeux mais en vain. Vidée. Sonnée. J’entends les bruits, les voix, je sens les souffles et les odeurs, je ne veux pas bloquer les amis et voudrait me redresser, mais cette chose là qui me pousse sur le pied droit là, ça m’abat. Ca ne ressemble à rien. C’est très laid et fait très mal, mais on se rassure déjà car ça aurait pu être pire ; on le sait. Bref, le temps presse et il faut mettre cet enfer dans la glace. Deux personnes, que j’apercevais à peine dans la bulle nous proposent la suite des soins chez eux. On y va. Je reprends le monde en marche et une fois la tête levée, je vois la bulle belle et bien formée par des personnes en cercle autour de nous. solidarité vivifiante. Et on part avec les gens, prenant la manif à l’envers sur le boulevard face à tous ceux qui n’avaient pas encore atteint Nation... Il y avait décalage. Puis nous avons quitté l’espace de la manifestation à l’angle d’une rue devant trois rangées de CRS parfaitement alignées. Ce moment a pesé une tonne. Tous les yeux s’étaient fixés sur nous. Et alors que l’on passe sur leur côté, une voix désinvolte vient crever le silence d’un extraordinaire : « fallait pas jouer au con  ».
Je tairais ici ce que j’ai répondu à ce policier, mais je signale cette phrase car elle est loin d’être isolée, cousine du « fallait pas jouer au guerrier  », qu’a osé me lancé un médecin radiologue m’auscultant quatre jours après. Bref, j’y reviendrais.

Image extraite de Taranis News "Loi Travail 26/05/2016, Paris : la nouvelle stratégie de la tension"

La chose explosive que j’ai reçue par surprise était sans nul doute une GMD (grenade de désencerclement, ci dessus), j’ai en effet le souffle de son explosion sur la botte, et les éclats de sa matière sur la jambe. En fait, si je n’avais pas porté de bottes en cuir ce jour-là, je n’aurais peut-être plus de pied droit.
L’on sait que ce même jour, une autre femme a été blessé par une grenade (GMD) à la cuisse et un journaliste « Romain D. » a été touché à la tête, aujourd’hui encore dans le coma, mais combien d’autres personnes non médiatiséEs ou n’ayant pas témoignés ont-elles été touchés, blessés, choqués, par ce qu’elles ont vu ou vécu ce jour-là, et depuis des mois de manifestations contre la Loi Travail, voir ici.
Et demain ?

Si les gouvernants mènent une « politique du chiffre », n’oublions pas que Nous sommes la majorité. Et que c’est cette majorité qui doit témoigner, écrire, inonder les réseaux et ce qu’il reste d’espaces publics et de lieux communs pour enfin s’écouter, et qui plus est, se faire entendre. Victimes ou témoins, nous devons parler.

Réfléchissant sur la situation, de nombreuses questions me sont venues, dont :
Quel cadre autorise et légalise la blessure volontaire par des membres d’un service d’ordre public sur un civil non armé, non menaçant et participant à une manifestation autorisée ? Comment la décision d’envoyer une GMD sans prévenir des sommations est-elle prise et quel ordre est-il émis, reçu à cet instant ? Qui (se) défend (de) qui ? Concrètement, qu’est-ce qu’un « maintien de l’ordre » sous un « état d’urgence » prolongé ?
Le droit d’user d’une GMD n’est autorisé que « lorsque les forces de l’ordre se trouvent en situation d’encerclement prises à partie par des groupes violents ou armés » , soit en cas de défense et en réponse proportionnée à une menace imminente. Or, ils n’étaient pas encerclés (puisqu’on les a vu se former), nous étions isolés et non-armés, et ne représentions de fait aucune menace. Je n’ai d’ailleurs pas trouvé de vidéo capturant ce moment et me souviens que la presse était loin, puisque précisément à cet endroit, il ne se passait rien.

Finalement, quel est l’objectif stratégique de l’Intérieur derrière ce nouveau « dispositif » et mode d’action offensif ?

A première vue, il semble bien s’agir de mettre hors d’état de lutte des manifestantEs, militantEs, par le traumatisme ou la blessure afin d’immobiliser la gêne, que « celle-ci ne leur fasse plus face » - au moins pendant l’Euro ? Les personnes assignées à résidence pendant la Cop21 et celles interdites de manifester ces dernières semaines connaissent bien l’histoire que produit « l’état d’urgence ».

Mais plus globalement, le gouvernement cherche bien à faire taire la contestation généralisée à l’oeuvre dans les mouvements sociaux et politiques, qui défilent dans les rues et occupent les places de la dite République. Il emploie pour ce faire une stratégie de répression basée sur un ensemble de maoeuvres coordonnées. Et cette stratégie semble conceptuellement et légalement encadrée par un statut étatique privilégié, soit « l’état d’urgence » qui légitime et permet le recours systématique à un « maintien de l’ordre » pour assurer une permanente « sécurité » : laquelle ?
Parmi les manœuvres, la diversion est une opération essentielle. L’amplification des violences policières dans les dernières manifestations a concentré toute l’attention des médias, et des personnes sur les réseaux sociaux, faisant polémiques et détournant ainsi l’attention de l’ennemi, et des luttes véritables. Il faut remercier pour cela l’œil borgne des médias dominants, qui loin d’informer, alimentent une réalité prescrite par le gouvernement. Car la diversion est double en elle-même, comme un serpent qui se mord la queue, cette concentration sur les violences policières distrait autant qu’elle dupe. Les récits, les montages et les cadrages vidéos les plus lus, vus et diffusés sont incomplets, manipulés et biaisés pour la plupart. Ces dites « informations » désinforment et invisibilisent expertement le bouillonnement et dynamisme des mouvements et des actions à l’œuvre lors d’une manifestation, sauvage ou non, et bien entendu, le déroulé des affrontements avec les forces de l’ordre – pour ne citer que cela. Ces images amputées et fabriquées d’une autre réalité jettent une gaze stérile sur le réel et ce qu’il se passe vraiment. Les débats sont faussés, les questions sont à côtés et les mentalités restent inchangées, alors que le temps lui…
De plus, mais dans l’autre sens, la présence et les violences disproportionnée des forces de l’ordre sur les lieux de notre contestation renforce notre unité.

Aujourd’hui je dirai qu’un deuxième volet de la stratégie gouvernementale (agissant via ses « forces ») s’apparente à une opération de balayage contrôlé : toucher les corps pour injecter de la peur . Traumatiser. Menacer. Contenir. En somme, faire de la prévention.

Mais la peur.
Leur arme ?
Ou la nôtre ?

Pauline

Note

[Pour info, les deux graffitis qui servent d’illustrations à cet article ne datent pas de la manifestation du 26 mai.]

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