Conditions minimales d’un mouvement révolutionnaire

Être le défenseur de la justice, ou le complice du crime, il n’y a pas de milieu.

— Élysée Reclus

I

Il n’y a pas, pour le moment en France, de mouvement révolutionnaire : il y a, certes, des mouvances contestataires dont la révolution est l’objectif avoué, et les cendres d’un conflit social de haute intensité. Mais les manifestations, même les émeutes – de plus en plus nombreuses – ne font pas encore du présent une lutte à la hauteur du seul enjeu envisageable : le renversement de l’économie politique par une force collective, consciente et volontaire, pour l’établissement d’un monde de la libre production solidaire de la vie sous toutes ses formes, entraînant une revitalisation et une émancipation générales.

II

La réalité a finalement contredit ceux qui croyaient notre société inattaquable, comme ceux qui prétendent qu’« il n’y a pas de sujet révolutionnaire ». La radicalisation du capitalisme en crise, la fin du compromis de classe du XXe siècle, ont fait émerger un embryon de subjectivité collective l’an dernier, ce qui à notre époque était en soi un exploit. Exploit, que dans un monde si totalement idéologique, l’annonce d’une dureté encore accrue de la négociation de la survie ait mis le feu aux poudres, radicalisé en retour une fraction de la jeunesse et des salariés.

Peu sont ceux qui, ayant participé de près ou de loin à la contestation, peuvent nier que démocratie et capitalisme sont incompatibles, ou prétendent encore ne pas voir que nous sommes, depuis longtemps déjà, dans un régime totalitaire.

III

Quatres formes ont pris le parti de la contestation de l’an dernier, et avec elles des modes d’expression de la crise en cours. Les assemblées Nuit Debout, le cortège de tête et ses ingouvernables, les mouvements de victimes de la police dans les banlieues et quartiers pauvres, et les syndicats du mouvement social traditionnel. Opérant chacun sur un terrain séparé, tous doivent leurs limites et leur isolement à la spécialisation de leur lutte. Tous se rejoignent, malgré la beauté de leurs actions et la justesse de leurs analyses, dans l’impasse du militantisme : la croyance de la suprématie et de l’autonomie du terrain d’indignation qu’ils ont choisi. De là, le fétichisme de la parole sans actes de Nuit Debout, le fétichisme inverse du black bloc, l’étroitesse d’esprit ouvrieriste, y compris des bases syndicales, le légalisme incroyable de ceux dont la chair et le sang sont marqués quotidiennement par la police et les relégations de toutes sortes. De là même, l’ennui et la désertion des AG, la lassitude du marathon des manifs sauvages, la défaite et le découragement des salariés, le retour à l’aliénation religieuse, à la famille, des populations dites immigrées ou fils et filles de.

À l’inverse cependant, une synthèse limitée a produit les plus belles brèches des événements de l’an dernier : « l’apéro chez Valls », la participation des dockers au cortège de tête, le soutien élargi et immédiat aux familles de victimes de la police, jusque dans l’émeute.

IV

Tous les malheurs sont solidaires et aucune spécialité n’en viendra à bout. La possibilité révolutionnaire est toute entière contenue dans l’abandon de la perspective parcellaire de ces mouvements, qui n’est pas leur dissolution ou leur déni, mais la prise en compte du rapport de force sur un terrain à la fois plus fondamental et plus général. La simple addition des composantes du mouvement social, sans articulation et transformation réciproque des uns par les autres ne mènera à rien de suffisamment consistant et unitaire.

Aussi les nuitdeboutistes, comme les mouvements « pour la justice » doivent perdre leurs illusions électorales et légales : on sait depuis longtemps qu’il n’y a pas de loi instaurant la domination de classe, le chantage à la survie et la dépossession ; que la propriété a toujours saisi d’abord et fait écrire les lois ensuite. Qu’au contraire, le droit est une architecture vide, établie justement pour la marge de manoeuvre qu’il laisse au Marché, à l’État, et leur Police. Aucune loi ne proclame la destruction planétaire du vivant, et pourtant, nous y sommes de fait.

Le black bloc et les grévistes doivent mettre de côté leur querelle en miroir du purisme anarchisant – qui « ose » casser des vitrines et se battre avec la police, contre le purisme ouvrieriste – qui est au contact « concret » du salarié. Ce qui implique que les ingouvernables diversifient leurs actions – comme ils ont déjà commencé à le faire – et acceptent de débattre hors du champ des évidences plates de leur seule spontanéité. Aucune lecture, si radicale soit-elle, ne donne de brevet de détention de la vérité.

Les syndicalistes, eux, doivent rompre avec les centrales mais aussi et surtout avec l’attitude défensive qu’elles imposent bureaucratiquement, pour retrouver le terrain de la lutte historique. Terrain volontairement laissé à l’abandon depuis cinquante ans, avec les résultats que l’on connaît. C’est parce que le « réalisme » réformiste ne tient qu’à cela : laisser au capital l’initiative de la production de l’histoire et condamner ceux qui le suivent à subir la transformation du monde selon les intérêts du capital. Depuis que le syndicalisme a renoncé à une position offensive, plus rien n’a été acquis, à peine les régressions avaient elles parfois été limitées jusque là. C’est désormais fini : aucun conservatisme ne menacera un pouvoir en pleine mutation. Il faut lui ôter les moyens de nuire et prendre ceux de faire autrement. La vie est à gagner au delà du salariat, et de son remplacement cybernétique actuel.

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