Calais : récit d’une expulsion de masse

Long témoignage collectif de l’expulsion de la jungle de Calais à travers une émission de radio réalisée le 28 octobre avec l’Actualité des luttes, ce texte et ces photographies.

Lundi 24 octobre, l’État lançait le début de l’expulsion de la jungle de Calais. Sous couvert d’une mission de « mise à l’abri » des populations sans-papiers, il s’agit en réalité de déporter 8000 personnes en trois jours. Ce délai si court, est pourtant plus proche d’une volonté de gestion de masse que d’une quelconque action sociale. Le traitement médiatique de l’événement (utilisant les termes de politiques sanitaires « d’évacuation », de « démantèlement » ou de « mise à l’abri ») étant bien loin des réalités dont nous avons été témoins, nous, des street medics et des personnes solidaires, souhaitons livrer un récit de l’expulsion de masse de Calais à travers : une émission de radio réalisée le 28 octobre avec l’Actualité des luttes, ce texte et ses photographies.

Afin de vider le camp de Calais, le gouvernement souhaite disperser la totalité des habitant-e-s dans des Centres d’Accueil et d’Orientation (CAO) répartis sur tout le territoire français. Ces CAO - dont les premiers ont été créé pour désengorger Calais en octobre 2015 - sont uniquement des centres d’hébergement temporaires, autrement dit des dortoirs, plus ou moins vivables. Ils sont souvent éloignés des grandes villes et s’apparentent la plupart du temps à d’anciens bâtiments industriels ou à des containers. Alors que l’immense majorité des personnes exilées à Calais est ici pour rejoindre le Royaume-Uni, la solution imposée par l’État est d’isoler des petits groupes d’individus aux quatre coins de l’hexagone.

Il faut attendre la veille du démantèlement, le dimanche, pour que des agents de l’État distribuent des tracts expliquant la marche à suivre. Sur ce bout de papier, ils « invitent » "les habitants de la Lande de Calais (...) à quitter ce lieu pour se rendre dans un des CAO” où un “temps d’accueil et de repos [leur] permettra de réfléchir à [leur] projet personnel...”. Si l’État notifie ces départs si tard, les associations, quant à elle, annoncent depuis plusieurs semaines le démantèlement à venir. Dix jours avant l’expulsion, les responsables de Help Refugees (une des plus grosses association anglo-saxonne présente sur Calais) stoppent les distributions de manteaux et chaussures stockés dans un immense entrepôt à deux kilomètres du camp. Il s’agit pour les humanitaires « d’ habituer les migrants au démantèlement ». Sur la Jungle, on voit pourtant nombre de personnes sous équipés, sans manteaux ni chaussures, malgré le froid, la pluie et la boue.
Si les habitant-e-s savent que quelque chose se trame, le manque d’information dont ils/elles disposent est flagrant. Tout au long de la semaine, nombreu(x)ses sont venu-e-s nous poser des questions : « Où vont les bus ? » « Est ce qu’on peut aller voir puis revenir ? » « Est-ce qu’on pourra demander des papiers ? » « Tomorrow Jungle finish ? ». La non-information et le dispositif policier impressionnant poussent doucement les habitant-e-s vers la sortie.

Deux jours avant l’expulsion, le samedi, un canon à eau est posté à l’une des entrées du camp. Petit à petit, les quelques 1300 flics mobilisés pour l’occasion encerclent la jungle et quadrillent la ville. Aux abords de la Jungle, les CRS et la BAC 62 circulent, gazeuses, LBD et grenades en main. Dans la ville, de très nombreux CRS et gendarmes mobiles enchaînent les contrôles au faciès. La police aux frontières est postée dans la gare du centre ville. Un dispositif anti-squat est mobilisé pour empêcher les habitant-e-s du camp de ré-occuper les nombreuses maisons vides de Calais. Avant la création de la Jungle par l’État, les exilé-e-s arrivé-e-s à Calais s’organisaient autours de petits lieux engageant des solidarités de proximité, notamment dans des squats. Pendant ce temps, la militarisation de la frontière se poursuit, avec la construction du mur de Calais. Aux abords de la Jungle, jouxtant l’autoroute, les pelleteuses de Vinci s’empressent d’ériger un mur d’un kilomètre de long et de quatre mètres de haut. Les travaux, financés par le Royaume-Uni, prévoient caméras de surveillance, lames de rasoirs, ainsi que des zones inondées.

À partir de lundi, un arrêté préfectoral dit “arrêté no-border”, interdit la jungle à toutes personnes non accréditées par l’État. Au nom de l’État d’urgence, dans le cadre de la lutte anti-terroriste et pour répondre à “la menace d’ultra-gauche/no-border”, les personnes non-accréditées qui se rendent sur la zone risquent 6 mois de prison et 7 500 euros d’amende. Alors que les militant-es sont criminalisé-es, ce jour est marqué par un déferlement de journalistes sur la jungle. Si 500 accréditations sont prévues pour les membres de certaines associations, 850 sont réservées pour la presse. Les équipes de reporters défilent dans la jungle, suivant un cadre et un parcours strictement établis par la préfecture (horaires, restriction d’accès au hangar de tri).

Ce matin-là, les premières évacuations ont lieu dans la partie construite et gérée par l’État, le Centre d’Accueil Provisoire (CAP). Cet espace accueille 1500 personnes dans 125 containers de 28m2 chacun. Soit, 2,33m2 par personne. Accolé à la Jungle, il en est séparé par de hauts grillages et surveillé nuit et jour par des entreprises de sécurité privée et des CRS. De puissants spots l’éclairent, et sur chacun de ces hauts poteaux, trois caméras de surveillance filment l’intérieur du CAP et ses abords. Pour y entrer, cartes électroniques et empreintes digitales sont nécessaires.
Vers 6h30, dans la nuit, une longue file d’attente très compacte se forme. Les habitant-e-s du camp se pressent le long des grillages où trois membres des services de sécurité veillent à ne laisser qu’un très étroit passage. Les bagages sont envoyés par dessus les grillages. Cette vision fait froid dans le dos et illustre la réalité ce que l’état entend par “aide humanitaire”. Les places ainsi libérées serviront à accueillir les mineurs isolés, qui seront à leur tour évacués une semaine plus tard.

Comme à leur habitude, bien peu de journaux relaient réellement la voix des habitant-e-s de la jungle. Si en divisant l’État cherche à étouffer toutes formes d’organisation, des actions politiques ont pourtant lieu sur le camp. Une manifestation à l’initiative des Oromos (peuple vivant en Ethiopie), se dirige le lundi vers le hangar de tri, d’où partent les bus. Au son des slogans tels que « stop to kill », « no-border », « we want freedom », ils/elles s’avancent pour demander que les mineur-es isolé-es de leur communauté ne soient pas séparé-es et envoyé-es ensemble en Angleterre. Mardi et mercredi, deux manifestations de femmes défilent autour de la jungle. Cette fois c’est le respect des droits de l’homme qu’elles remettent en question (« Where are human rights ? »). Elles revendiquent un passage collectif en Angleterre et refusent d’être envoyées ailleurs qu’outre-manche.

Lorsque, le mardi, BFMerde donne à voir le début du démantèlement de la jungle, les images et commentaires du journaliste de la chaîne sont en réalité minutieusement orchestrées par l’opération de communication mise en place par la préfecture. Elles sont en décalage total avec la situation vécue sur place. Si deux ou trois cabanes ont lentement été détruites à l’aide de marteaux et burins ; bien loin d’être évacuée, la Jungle ne semble pas prête au démantèlement. Nombre d’habitant-e-s s’étant rendus au hangar de tri la veille sont invité-e-s à y retourner le lendemain. Les bus ne sont pas assez nombreux. Beaucoup de monde reste sur place. Le lundi, 1918 personnes ont quitté la jungle pour les CAO, contre 3000 prévues par le plan préfectoral. A ce rythme, l’évacuation, aurait du prendre plus d’une semaine.

Vers 13h, le mardi, dans la même demi heure, trois cabanes prennent feu aux abords des entrées sud-est et nord de la jungle. Ces incendies sont maitrisés par les habitant-es et bénévoles du camp. Les cabanes avoisinantes ont du être détruites pour stopper la propagation des flammes. Lorsque les pompiers interviennent, ils sont accompagnés de CRS, qui engagent les premières grosses incursions dans la jungle.
En début de soirée, les rues sont plutôt calmes, peu de gens circulent. Toutes les lumières du réseau publique sur la jungle semblent avoir été coupées. Seuls persistent les éclairages alimentés par des groupes électrogènes des restaurants tenu par les habitant-e-s. Plus tard, certains feux festifs sont allumés au milieu des rues du camp.
A deux heures du matin, deux énormes déflagrations ressenties à plusieurs centaines de mètres de leur point d’impact mettent tou(s)tes les habitant-e-s en alerte. Elles sont très certainement dues à des explosions de bouteilles de gaz. Des incendies ont démarré près des entrées sud-est de la jungle. Au vue de la violence des explosions, nous craignons un grand nombre de blessés. Mais dans ces conditions chaotiques nous n’arrivons pas à avoir ces informations. A l’une des entrées, des CRS avancent en ligne, LBD en main. Des grenades lacrymos sont envoyées en direction du camp. Les pompiers n’arrivent que très tard, plusieurs heures après le début des incendies, lorsque des quartiers entiers ont brûlé. Leurs escortes de CRS font monter la pression policière. Des dizaines d’habitants semblent quitter la jungle dans la nuit.

Le mercredi matin, les incendies reprennent, s’intensifient et se propagent sur le camp. La présence policière est de plus en plus forte. Les pompiers en revanche sont absents. Deux rangées de CRS finissent par bloquer l’accès à l’info point, lieu reconnu comme espace de soins et de convergence des soutiens. N’ayant plus accès à ce lieu encerclé par la police et les flammes, nous ne pouvons plus soigner. Des conversations entendues, provenant des talkie-walkie, nous indiquent que des officiers de police judiciaire sont en place pour procéder à des arrestations. Nous choisissons de décrocher. Plus tard, nous apprenons que quatre mineurs afghans sont arrêtés dans l’après-midi pour départ d’“incendie volontaire”. Malgré les origines nombreuses et parfois incertaines des feux, la préfecture semblent avoir choisi ses coupables.

Il est clair que la non-intervention des pompiers, pourtant présents aux abords de la jungle, a d’une part mis en danger toutes les personnes présentes sur le camp. D’autre part, la jungle en feu a précipité les départs de nombreuses personnes exilées ; opération médiatique parfaite pour l’État : la préfète du Pas-de-Calais se félicitait d’ailleurs que le démantèlement n’ait pris que trois jours. La technique de la terre brûlée n’est pas nouvelle, elle a entre autre aussi permis d’économiser l’intervention de buldozer, les flammes ayant détruites l’immense majorité de la jungle.

Le vendredi l’arrêté dit “anti no-border” est levé et nous revenons sur le camp, en grande partie ravagée par les flammes. Beaucoup de gens y vivent encore dont notamment 1500 mineurs concentrés dans le CAP et au moins 400 femmes dans le centre Jules Ferry. Afin d’éviter des arrestations, les associations déconseillent aux femmes de sortir de leur centre. Ces recommandations n’ont pourtant jamais été donné aux hommes de la Jungle. Femmes et enfants, attendent depuis des jours des informations quant à leur devenir.

Partout dans Calais, des scènes de rafles se multiplient. Des vélos abandonnés sont retrouvés dans la ville. Tous les soirs des CRS procèdent à de nombreuses arrestations suite à des contrôles au faciès. Depuis leurs fourgons lancés sur la chaussés, certaines patrouilles assènent des coup de matraques à des personnes en vélo. La ville est quadrillée de patrouilles. Pourtant, des personnes sans papiers continuent d’arriver à la gare de Calais.

Avant l’expulsion, les agents d’État promettaient aux habitants de la jungle que « en rejoignant un CAO, [ils auraient] la garantie d’être hébergé et nourri dans des conditions dignes ». Pourtant de nombreux retour des CAO prouvent que ce n’est pas le cas. Les exilé-e-s n’ont parfois pas eu à manger pendant deux jours, ou ont dû dormir sur des chaises. Suite à des manifestations s’opposant à leur arrivée, certains sans papier sont interdit-e-s de sortir de leur centre.

D’après le règlement Dublin III, le premier pays européen dans lequel la personne sans papiers a été contrôlée et enregistrée est responsable de sa demande d’asile. La préfecture a donc le droit de la renvoyer dans ce pays, principalement la Grèce et l’Italie. Si l’État avait promis oralement aux associations humanitaires que des « dublinages » n’auraient pas lieu, certaines personnes ont déjà été renvoyées en Italie. Des incarcérations dans des Centres de Rétention Administrative (CRA) ont également commencé lors de l’expulsion, des places ayant été libérées à la veille des premiers départs de bus, notamment à Hendaye, Coquelles, Vincennes. Des enfants ont quant à eux été mis à la rue, après que de façon tout à fait aléatoire des policiers aient arraché leur bracelet indiquant qu’ils étaient mineur. Certains ont été envoyés dans des trains pour Paris, par la police elle même.

Il va de soi que nous ne nous attendions pas à voir l’État apporter des solutions et il était important pour nous d’être présent-e-s afin de témoigner de la réalité de cette opération. L’organisation méthodique d’un lourd dispositif sécuritaire et médiatique ainsi que le travail avec les associations humanitaires n’auraient sans doute pas suffi à expulser plus de 8000 personnes en trois jours. Les incendies du camp et la non-intervention des pompiers ont largement participé à ce déplacement de masse. Bien loin d’améliorer la situation, l’État n’a imposé que l’enfermement, un retour à l’exil ou la précarité à tou(s)tes ceux et celles qui ne conçoivent pas les CAO comme une perspective d’avenir viable.

Le manque d’information aura été la clé de voûte du traitement inhumain, sciemment choisi et mis en place par l’État. Sans informations, les personnes migrantes ne peuvent prendre de décision. Cela les empêche de s’organiser, choisir, s’exprimer... A nous de les soutenir convenablement. Nous appelons tou(s)tes celles et ceux qui considèrent de tels traitements comme intolérables à se rapprocher des personnes exilé-e-s dans les CAO de leur région. Il est urgent de se renseigner sur ce qu’il s’y passe. Seule une coordination des solidarités locales, brisant l’isolement dans lequel l’État veut les maintenir, nous permettra de proposer un réel soutien avec tou(s)tes les sans-papiers.

Vous pourrez retrouvez plus de photographies sur le site du collectif : http://www.oureyeislife.com/
retrouvez aussi toutes les émissions de l’actualité des luttes sur le site actualitedesluttes.info

Mots-clefs : sons - radios | Calais | migrants

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