Avons-nous besoin des intelligents ?

Le mouvement social demande aux intellectuels de contribuer utilement à la réflexion révolutionnaire en lui apportant des outils pour comprendre le présent et des idées pour penser la société future. Le débat n’est pas mort, les interventions des penseurs sont foisonnantes, mais le premier obstacle auquel le commun des lecteurs se heurte est celui de l’intelligibilité. Philosophes, sociologues, économistes, juristes… jargonnent. Doit-on baisser les bras, se priver de sources d’intelligence inépuisables pour la réflexion, l’analyse, la critique et la proposition ?

S’ils veulent être autre chose que des professeurs confinés dans leur université, leur science, admirés par des étudiants qui tentent de les imiter, s’ils veulent que leur renommée soit autre chose qu’une construction médiatique, un effet de mode, pour être vraiment lus et entendus, les intellectuels doivent faire l’effort pédagogique d’être compris de tous. S’ils veulent avancer des modes d’action renouvelés, proposer un monde attrayant et réalisable, les militants doivent s’intéresser aux textes mis à leur portée ce qui, de leur côté, demande aussi un effort, une méthode de lecture militante. La jonction de ces deux volontés, sans prééminence, permettra de construire un projet global, premier pas vers un autre futur.

Avant de s’interroger sur la question de la compréhension des travaux des savants et leur diffusion au plus grand nombre, dressons, à grands traits, le portrait de l’intelligentsia de gauche et des controverses qui l’agitent.

Les chiffonniers de la philosophie

L’écroulement du communisme d’État, le discrédit de la social-démocratie ont favorisé l’émergence de nouvelles façons de penser à gauche. Pour penser une autre gauche, préparer un autre monde. Venant des universités, de par le monde, un débat s’est ouvert entre modernes (Balibar, Bensaïd, Bourdieu, Bouveresse, Habermas, Morin, Žižek…) et postmodernes (Agamben, Butler, Holloway, Laclau, Mouffe, Nancy, Negri…). Une catégorisation hasardeuse mais pratique où quelques inclassables, tels Badiou ou Rancière ne trouvent pas facilement leur place. Une opposition qui ravive les polémiques de la génération précédente entre les tenants de la philosophie des Lumières et ceux la French theory (Barthes, Baudrillard, Deleuze, Derrida, Foucault, Guattari, Lacan, Lyotard…). Alors que les modernes pensent que la nature est un ordre immuable et l’homme naturellement bon, les postmodernes contestent cet essentialisme pour dire que la réalité est fluide, soumise au hasard et que l’homme est le produit d’un processus aux sources changeantes. Quand les modernes croient toujours au Progrès, les postmodernes doutent et soulignent qu’il peut être facteur de domination. Si les modernes concentrent la critique du pouvoir sur l’État, le Capital et l’Église, les postmodernes relèvent que le « biopouvoir » est diffus, partout, quotidien. Alors que les modernes rêvent encore du destin historique dévolu à la classe ouvrière organisée, de l’émancipation par une révolution électorale ou blanquiste, les postmodernes lient les luttes et valorisent les conflits interstitiels de toute nature (salariale, raciale, sexuelle, géographique, etc.). Pour ces derniers, la politique institutionnelle est subvertie par la biopolitique, soit l’économie politique de la vie : plutôt que la grève générale, la déconstruction du discours de l’« Empire » ; plutôt que le front de classe, les zones d’autonomie temporaires ; plutôt que le parti vertical et national, l’organisation « rhizomatique » et mondialisée de la « multitude ». Plus vulgairement, les post-modernes pensent que les modernes sont englués dans une idéologie d’un temps terminé, que leurs idées sur le parti, la prise du pouvoir, l’État providence, ne peuvent conduire qu’aux mêmes catastrophes. Les modernes, de leur côté, jugent que les postmodernes sont déconnectés de la réalité des luttes sociales et politiques, qu’ils ne s’intéressent qu’aux marges, qu’ils remplacent la lutte des classes par la défense égoïste d’intérêts identitaires, qu’ils jouent sur le pouvoir des mots et que leur radicalité sur le papier n’est qu’un capitalisme du savoir dont s’accommode le capitalisme de l’argent dont ils sont les alliés objectifs pour les plus sévères de leurs détracteurs :

« Ce concept d’un pouvoir subtil n’a qu’un usage, c’est au fond de nous convaincre de la vanité d’un engagement politique. Si les rapports de pouvoir sont tels qu’ils privent d’emblée les gens de la faculté d’exprimer des pensées ou des réclamations qui ne seraient pas “toujours prisesˮ dans le système, d’avance comprise par lui, ou encore, comme on disait chez les gauchistes, d’avance “récupéréesˮ, alors nous aurions torts de chercher dans l’action politique une solution qui ne peut venir que d’un salut religieux  » (Vincent Descombes).

Nous pourrions penser que l’affaire nous dépasse et laisser entre eux les chiffonniers de la philosophie si, comme de bons syndicalistes révolutionnaires pragmatiques, nous ne tirions des uns et des autres des éléments utiles à la constitution de notre matériel théorique. Pour ce faire, les points de vue développés ne doivent pas dormir dans des livres que personne ne lit, plutôt, que personne n’arrive à lire. Même si les postmodernes dépassent les modernes en hermétisme et abstraction, tous partagent, avec une délectation perceptible, humiliante pour le lecteur non averti, une commune référence aux classiques (Platon, Aristote, Spinoza, Hegel, Kant…), des noms de code philosophiques, des concepts abscons, le tout saisi dans des démonstrations alambiquées ; celui qui n’a pas la formation ad hoc, c’est-à-dire à peu près tout le monde à l’exception des professeurs de philosophie, risque de caler sur « l’inopérabilité » de Giorgio Agamben, de craquer avec la « parallaxe » de Slavoj Žižek, de suffoquer avant la fin des six cents pages d’Empire d’Antonio Negri et Michael Hardt. Et le plus tenace, celui qui finirait par s’en débrouiller, n’aura plus assez de temps pour résoudre l’équation « mathématique = ontologie » d’Alain Badiou ou déjouer les pièges du vocabulaire de Jacques Rancière et, pour finir, absorber le reste d’une abondante littérature. La philosophie politique, devenue esthétisme et magie du verbe, recèle la vérité dans l’abstraction de son propos, toutefois, vue de l’atelier, elle ne fait pas croire à sa profondeur puisque, finalement, elle expliquerait d’une manière compliquée des banalités comprises depuis toujours par l’exploité ; une relégation sous l’établi s’impose. Il reste que cette complexité est une forme de brutalité à l’égard de l’ignorant dont elle renforce l’exclusion.
Les philosophes radicaux le comprennent-ils ?

Lire la suite de cet article Pierre Bance sur le site Un Autre futur.net :
http://www.autrefutur.net/Avons-nous-besoin-des-intelligents

Mots-clefs : éducation populaire

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