À propos du film « Qui sont donc les casseurs ? »

Un documentaire automédia réalisé par le collectif “Actividéo” est sorti récemment sur Youtube. Il a déjà fait l’objet de multiples projections en région parisienne ou ailleurs, et porte sur la mobilisation contre “la loi travail et son monde” - notamment sur le cortège de tête et sur les supposés “casseurs”. L’objectif semble être de profiter de cet intense et long mouvement pour prendre du recul sur l’acte de “casser”, ainsi que de soulever le sens que l’on donne à l’acte de "manifester". Quelques réflexions personnelles en vrac me sont venues lors de son visionnage.

Tout d’abord, chapeau pour le travail accompli. Des images de manifestations et des interviews de manifestants sont toujours bienvenues pour documenter nos luttes de notre point de vue, dans une démarche non policière et protégée. Un bon travail de recontextualisation de la conflictualité actuelle et de l’État policier qui se radicalise en France est aussi présent au début, sous forme de générique. Le montage est nerveux, agréable, "moderne", et l’idée me paraît, à titre personnel, très bonne.

Mais j’aurais des commentaires portant sur le film, qui pourraient s’envisager à la fois comme complément à celui-ci et comme remarques adressées directement à Actividéo et celles.ceux qui ont participé à sa conception. Malgré le caractère personnel de ces remarques, je tenais à les partager pour ouvrir d’autres voies de présentations (vidéos ou non), et pour, aussi, compléter les témoignages inclus dans le film.

Affirmer la puissance de la différence surplombant ce cortège, affirmer qu’il existe d’autres points de vues et aussi critiquer ce genre de montage apologique chez les militants.

Le “mouvement contre la loi travail et son monde” et "la manifestation"

Le film focalise sa description de la mobilisation uniquement sur les manifestations intersyndicales et sur la relation parfois tendue entre “syndiqués dociles - casseurs” ou, plus particulièrement, "syndiqués docile-cortège de tête parisien". C’est un essai d’élucidation de ce cortège de tête qui est finalement à l’œuvre. Mais j’ai trouvé l’angle d’approche très incomplet, même vis à vis d’un simple survol de ce cortège.

Le choix de se centrer uniquement ou presque sur la “forme manifestation” me paraît autant limité que cette forme de lutte a su montrer ses limites, face à un pouvoir toujours plus répressif, après le 14 juin (et la mise en place de véritables “fan-zone” visant à désamorcer les pratiques du cortège). Beaucoup de membres du cortège de tête ont aussi participé à des blocages de gares, de raffineries, de lieux de travail ou d’études. Les blocages, voire les occupations temporaires (aux Beaux-Arts, dans les amphi de Fac, les salles de lycées, devant les raffineries...), sont une part non négligeable de notre lutte, et ne même pas les avoir abordé - au moins à l’oral de manière un peu développée - me paraît tout de même assez regrettable.

Regrettable, en ce sens que tout le long du documentaire, on a l’impression d’assister à un éloge de la casse plus qu’à une explication ou description complexe de celle-ci (et véritablement subversive), éloge sans suite ni complément, éloge isolé, décontextualisé et qui, en conséquence, perd de sa puissance.

Il me paraît dangereux de fétichiser ainsi une forme de lutte. Et ce, quand bien même il soit appelé dans le film à plusieurs reprises à une “alliance” avec ceux.celles qui ne veulent/ne se sentent pas de casser ; et ce quand bien même il soit décrit plusieurs fois que le réflexe de se masquer/protéger va bien au-delà du profil type “casseur". Finalement, quid de nos blocages et autres occupations ? Quid aussi, des possibilités de luttes dans les lieux productifs, sur nos lieux de travail ? Les grèves, quelque fois offensives ? Les syndiqué.e.s qui n’obéissent plus à leur syndicat et ne défilent plus avec eux ? Les discussions pour lier tous ces mondes, en-dehors du cortège, en A.G. interluttes/interpro ? Quid, aussi, des manifestations ou des actions directes plus “petites”, en dehors des gros rendez-vous posés par l’intersyndicale : manifs sauvages, locaux du PS saccagés, etc ? Tous ces événements sont pourtant partie intégrante de la vie quotidienne de nombreux participant.e.s au “cortège de tête” - "les casseurs".

Les "casseurs" et le "Black Block"

De même, pour le film, les "casseurs" s’assument comme tel.le.s et sont tou.te.s habillé.e.s de noirs. Le "black block", en plus d’être une stratégie, est littéralement personnifié ("c’est un.e/les black(s) block(s)..." comme sujet représenté.e par un.e individu.e). Le "profil-type" casseur qu’il s’agirait de déconstruire en est presque renforcé. C’est limiter la réalité et la sensibilité de notre révolte - tout comme le fait d’assumer le terme. Bien que l’on "casse" au sens propre, ce qui est un fait essentiel dans nos luttes, se définir ainsi ne me semble pas forcément adapté à une description nominative de nos actions. À titre subjectif, je ne me définirais pas directement comme casseur. Bien sûr qu’aux yeux des médias je peux l’être, à certains moments. Mais déconstruire cette nomination aurait pu être un pas de côté intéressant, car elle me semble plus subie que voulue. De fait, nos activités semblent réduites à "la casse" qu’elles produisent : en réalité, elles sont variées, pour certain.e.s ancrées dans un milieu militant/activiste, pour d’autres pas du tout, mais ces activités s’inscrivent dans un rapport au monde particulier, dans un désir particulier, dans des barrières mentales particulières, dans des vies quotidiennes chacune différentes, et souvent accompagnées d’autres actes dirigés contre le monde de cette loi travail que la casse en manif.

Les véritables "casseurs" sont l’économie, l’État, les catégories que l’on nous imposent et auxquelles on nous limitent. Ce qui est cassé, ce sont nos vies quotidiennes. Ce qui casse, c’est la loi du marché, l’état d’urgence, les budgets publics brisés et autres services libéralisés, la répression policière, le racisme anti-musulman, la guerre de basse intensité menée dans les quartiers populaires, ces pubs ostentatoires dans la rue, ces agences d’intérim qui nous emploient et font de nos vies des statistiques à leur guise. Ce qui casse, c’est que l’argent soit le support d’accès à l’ensemble des activités sociales, que nous passons notre temps à agir dans des activités abstraites séparées de nos vies quotidiennes concrètes, que l’on soit dès notre naissance confronté.e.s à une bureaucratie et une administration arbitraire et épuisante. Ce qui casse, c’est le contrôle permanent, la privation, l’arbitraire de la hiérarchie, le manque, l’absurdité de l’économie, la domination symbolique des hommes dans l’espace public et ailleurs, l’inégal accès à la (sur)vie pour les racisés.e.s, les "étranger.e.s", les gays, lesbiennes, trans, la destruction de l’agriculture et de nos moyens de subsistance, la militarisation de la ville, la surveillance généralisée... Ce qui casse, c’est la stigmatisation voire l’annihilation de toute différence, tout comme ce sont aussi des traditions oppressantes et autoritaires. C’est la mise en place d’une civilisation mondialisée totalisante, aux quatre bouts du monde et dans chacun de ses recoins ; une civilisation destructrice, polluante, ultracapitaliste, basée sur l’État nation bureaucratisé, sur l’économie de marché et sur leurs nombreux mythes. Ce qui casse, c’est l’apparition de bidonvilles aux quatre coins du monde, la Françafrique sans quoi notre mode de vie nucléarisé ne serait rendu possible, les nombreux projets d’aménagements du territoires absurdes (Notre Dame des Landes n’en est que le symbole le plus apparent), et les poubelles de déchets comme ce qui se complote à Bure. Ce qui casse au sens propre notre capacité à respirer et à vivre, notre envie de se lever chaque matin et notre motivation à réaliser des projets qui nous correspondent réellement, nos capacités à communiquer et à faire monde ensemble, en bref, ce qui casse notre puissance d’agir, c’est bien la prison sociale mondiale qu’ils sont en train de bâtir et d’entériner sur la base de la certitude imposée qu’aucune autre manière de vivre n’est possible, qu’aucun autre monde ne pourrait être produit autre que celui qui est - aucun autre monde autre que celui qu’annoncent nos récits dystopiques de Science Fiction qu’on lit dans le métro ou qu’on mate sur nos écrans.

La remise en cause du terme "casseurs" aurait permis cette plus large contextualisation situant notre mouvement local dans un mouvement réel plus général. Marx appelait communisme "le mouvement actuel qui abolit l’état actuel des choses", peut-être celui-ci a-t-il démarré ici et ailleurs, par bribes, tentatives et autres apparitions furtives. Cette recontextualisation est bien présente en début de film et dans la phrase d’un ou deux intervenant.e.s, mais elle reste circonscrite globalement à une situation très franco-française ou à quelques allusions d’ordre général. Alors que si nous cassons, c’est aussi pour ne pas laisser le monopole de la violence à l’État et à l’économie en émergeant au milieu de tout ce merdier et en niant concrètement le monde que l’on produit. Beaucoup de participant.e.s au cortège de tête imaginent finalement plus loin - sûrement vous-mêmes d’ailleurs -, et je pense que cela manque un peu au film, qui reste limité à une réaction à la répression du mouvement parisien et à la mise en forme d’une rage intérieure peu explicitée.

L’émeute sacralisée ?

L’émeute est aussi ce qui annonce les possibles d’une crise de la reproduction : les débuts d’une incapacité du capital à reproduire les conditions de possibilité de l’exploitation au travail et de la production de ce monde là. Quand une vitrine tombe, des barrières mentales s’écroulent avec, et ses ouvertures sont autant de contributions négatives qui recèlent du positif, de la création subversive. Il serait abusif de reprocher quoi que ce soit au film sur tous ces points : c’est peut-être aussi très personnel, et le film a au moins le mérite de détailler le discours de quelques participant.e.s et cela reste très intéressant, et très bien fait. Mais tout de même, ce qu’il est possible de reprocher, c’est qu’un seul type de "casseur" soit finalement présenté ou presque. Nous ne faisons pas tous parti du même monde, et malgré les quelques syndicalistes favorables remettant en cause la stigmatisation du cortège de tête, des entretiens plus nombreux auraient peut être permis une meilleur description de nous-mêmes, dans toute notre diversité.

Mais l’émeute comme stratégie unique et comme solution miracle, comme "Salut" militant/activiste, presque comme finalité puisqu’il s’agit ici de présenter notre lutte contre les symptômes et les conséquences de ce monde dans la rue (pub, banques, intérims, multinationales, etc.), n’est pas forcément la stratégie enviée par tous les participant.e.s au cortège. Présenter notre lutte contre un mode de production historique et le monde qu’il produit, contre tout ce qui nous casse au quotidien, et contre les sources de tout cela, aurait été plus intéressant une fois mis en perspectives avec notre acte de casse. L’émeute telle qu’elle paraît présentée ici ne convainc donc pas tous les membres du cortège, surtout quand elle paraît autant "organisée", codifiée, balisée et maintenant donc, encadrée.

"La casse" est partie intégrante de nos luttes, certes. Mais nous voilà donc déjà présenté.e.s ? C’est pourtant un peu ce que l’on peut conclure après avoir vu le documentaire. Pourtant, la casse n’existe pas qu’en grosse "manifestation", et s’agence à d’autres formes de luttes. Lutter dans sa boîte, s’entraider, dégager de l’espace et du temps ensemble dans nos quartier, défendre nos territoires des ambitions destructrices du capital, réfléchir ensemble autours d’un pot ou sur internet, acquérir une certaine autonomie pratique, soutenir les mouvements insurrectionnels au quatre coins du monde, en sont quelques autres facettes. Et ces facettes, pourraient m’être strictement personnelles. Je pense qu’il existe aussi d’autres "cas" que vous et moi, des multiples un peu plus varié.e.s et rempli.e.s de possibles plus différents. Fétichiser une forme de lutte en la décontextualisant complètement, et en faisant comme si elle était toute nouvelle pour attirer de nouvelles personnes, me semble friser parfois la propagande grossière. Je regrette aussi certains aspects du montage, où l’on sort le violon pour faire pleurer les chaumières et, dans un langage cinématographique quasi-moraliste, lance un appel à nous soutenir.

De plus, si le film aborde bien le problème de la répression en montrant à de nombreuses reprises les dispositifs policiers effarants, des images de violences policières en direct, ou encore avec l’interview de street medics, il n’est pas abordé la répression judiciaire qui frappe le mouvement : surveillance, perquisitions, peines lourdes clairement politique, manipulations de fausses preuves et j’en passe (tout cela facilité par la constitutionnalisation et la durée exceptionnelle de l’état d’urgence...).

Malgré tout ça, Qui sont donc les casseurs ? reste une bonne entrée en matière et en ravira beaucoup !
À bientôt, dans la rue ou ailleurs !

Note

Pour (re)voir le film dont il est question dans l’article, c’est par ici

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