À bonne école ? - Élèves « barbares » versus enseignant-e-s civilisé-e-s ?

Trois semaines après les attentats des 7 et 9 janvier à Paris, une enseignante analyse les répercussions de ces événements dans les écoles. Elle les met en perspective avec des maux plus structurels du système politique, économique et social actuel.

Depuis deux semaines, des enseignant-e-s, mes collègues donc, abondamment relayé-e-s par les médias, construisent la figure de l’élève supposé-e musulman-e et qui serait rétif/rétive aux « valeurs de la République », complice du terrorisme, antisémite et foncièrement obscurantiste  [1]. Tous ces témoignages visent à construire aussi en creux, par différence, l’image d’une institution scolaire et de ses membres qui seraient, eux, du bon côté de la frontière civilisationnelle, à savoir humanistes, éclairé-e-s, progressistes...

Si l’on étudie attentivement ces comptes-rendus de discussion post-attentats en classe, certains procédés rhétoriques apparaissent comme récurrents : l’enseignant-e se met en scène comme apôtre des bonnes valeurs, met en scène son effroi face à certains propos, et sa patience, son inlassable abnégation. Des expressions visant à provoquer la compassion, du type : « Expliquer, encore », « Ne pas s’énerver », « Recommencer », « Les enseignants en première ligne », « Désarroi... », etc, reviennent dans nombre de témoignages.

Généralement, les questions des élèves sur le « deux poids deux mesures » commémoratif, par exemple (Pourquoi une minute de silence à l’occasion de ces morts et pas d’autres ? Pourquoi une mobilisation mondiale le 11 janvier quand des massacres ont lieu ailleurs dans l’indifférence ?), ou encore sur le caractère politiquement problématique de Charlie Hebdo, sont d’emblée présentées comme illégitimes, choquantes, et même horrifiantes. Comme si en elles-mêmes toutes ces questions recélaient les germes d’un soutien possible aux attentats. On ne reviendra pas sur la faute logique opérée par ces enseignant-e-s lorsqu’ils associent une condamnation de la tuerie à l’adhésion à la ligne éditoriale de Charlie Hebdo, elle a déjà été mise en lumière ailleurs.

Des entorses à la déontologie professorale

On peut en revanche souligner que la promptitude de certain-e-s enseignant-e-s à rapporter ces propos en les criminalisant, tout en donnant d’elles/eux une image flatteuse, constitue une rupture grave de la confiance inhérente à toute relation pédagogique. Chaque année, à l’occasion de certains cours, certain-e-s élèves (et je précise tout de suite : des élèves de tous horizons sociaux) tiennent des propos problématiques, et il ne m’est jamais venu à l’esprit d’aller les rapporter à la presse – et encore moins à la police ! – parce que c’est mon travail d’aider les élèves à réfléchir, à interroger leurs préjugés, y compris quand certains de ces préjugés me heurtent, voire me blessent à titre personnel.

Que de simples interrogations soient d’emblée considérées comme suspectes, qu’elles soient dites « insupportables », que soit également insupportable la méfiance des élèves face aux médias  [2], tout ceci révèle comment sont perçu-e-s certains élèves, à savoir toujours déjà, a priori, comme des menaces. Cette entorse à la déontologie professorale risque d’ébranler fortement la confiance des élèves à l’égard de l’institution scolaire, alors qu’ils/elles sont déjà souvent fragilisé-e-s dans leur rapport à l’école.

Ce qui n’est jamais envisagé, c’est donc le fait que peut-être ces élèves auraient des questions pertinentes, et ne seraient pas aussi irrationnel-le-s et barbares qu’on veut bien nous le dire, mais aussi le fait que peut-être l’institution et ses membres ne sont pas aussi « blancs » comme neige, aussi éclairé-e-s et irréprochables qu’ils semblent l’être, le titre d’enseignant ne procurant pas automatiquement une sorte de vertu morale et politique infaillible.

De quelles valeurs parle-t-on ?

Personnellement, toute cette représentation me met vraiment mal à l’aise. D’abord parce que, comme enseignante, je partage certains questionnements des élèves, et que lorsqu’ils/elles sont criminalisé-e-s, je le suis aussi, alors même que je suis profondément convaincue de ne faire que ce pour quoi je suis payée, à savoir réfléchir avec logique et rigueur, et aider à développer l’esprit critique des élèves. Il est tout de même aberrant de ressortir d’une salle de classe, d’avoir explicitement condamné la violence des attentats, leur caractère injustifiable, d’avoir aussi admis qu’il n’est cependant pas criminel de critiquer la ligne éditoriale d’un journal, et de se demander si on n’a pas dit quelque chose qui pourrait nous attirer des ennuis, vu le climat de chasse aux sorcières qui règne actuellement.

Réfléchir rationnellement en mettant à distance les affects semble être devenu une attitude menaçant la République. Un enseignant de philosophie vient d’ailleurs d’être mis à pied par le Rectorat de Poitiers, apparemment sans avoir tenu de propos de soutien à l’égard des terroristes, ni de propos complotistes ou antisémites. Ou encore, entendre des enseignant-e-s, tout-e-s blanc-he-s, à la radio se demander comment amener des élèves à rire des caricatures de Charlie Hebdo  [3], posant comme problème le fait que ces élèves soient blessé-e-s par ces caricatures, comme si cela constituait un ferment terroriste, cela me renvoie au fait que, moi non plus, cela ne me fait pas rire, au fait que moi aussi, je suis blessée, que moi aussi, je me sens humiliée, pour des raisons à la fois affectives et rationnelles, alors que je suis censée pourtant être du bon côté de la frontière civilisationnelle...

J’aimerais bien que ce sentiment, qui est lié à une analyse politique de ce que signifie « l’humour Charlie Hebdo », à savoir un humour qui rit des populations en situation de domination dans ce pays, soit pris au sérieux par mes collègues, au lieu d’être d’emblée rejeté du côté d’une pensée obscurantiste. Je ne comprends pas bien quelles sont les fameuses « valeurs » à transmettre, si la réflexion critique est condamnée et si l’on est incapable d’empathie et de compréhension à l’égard d’un sentiment d’humiliation d’emblée disqualifié. Il serait temps que certain-e-s se décentrent un peu de leur propre point de vue et entendent, véritablement, sans paternalisme, le point de vue d’autrui. N’est-ce pas là l’héritage humaniste et notamment la leçon à tirer de la lecture de Montaigne ?

(...)

En ce moment, les membres de l’Education Nationale supposé-e-s musulman-e-s vivent une situation d’assignation insupportable, puisqu’ils/elles sont sommé-e-s de montrer patte blanche, d’« être Charlie », et de se désolidariser des terroristes, parce que présumé-e-s potentiellement complices, comme l’ensemble des autres musulman-e-s de ce pays, à ceci près qu’ils/elles sont de surcroît considéré-e-s comme des infiltré-e-s à l’intérieur même de la matrice républicaine. Il devient difficile, voire impossible dans certains cas, d’entrer en salle des profs.

Cette expérience que je fais – et que beaucoup d’autres font aussi – de la reconduction de l’injonction à s’intégrer et de l’altérisation perpétuelle permet donc d’éclairer sous un nouveau jour le discours tenu par des enseignant-e-s sur le caractère « inintégrable » des élèves, mais aussi de relativiser la figure vertueuse des enseignant-e-s porteurs de valeurs civilisées...

pour lire l’article de Jemma Bent Seghir en intégralité sur LMSI (Les Mots Sont Importants)

Note

Jemma Bent Seghir est enseignante. Son texte, publié dans une première version sur le site leplus.nouvelobs.com, a été repris dans une version revue par elle-même sur LMSI.

Notes

[1Il s’agit en fait de réactiver un discours bien connu, au moins depuis la parution du livre Les territoires perdus de la République, dirigé par Emmanuel Brenner et paru en 2002. D’ailleurs, certains contributeur-e-s de cet ouvrage à la méthodologie très discutable sont abondamment invité-e-s à s’exprimer en ce moment dans les médias.

[2D’ailleurs Najat Vallaud-Belkacem a mis sur le même plan, dans un discours du 22 janvier, cette saine méfiance face aux médias et le délire complotiste... confusion qui évidemment ne peut que donner de l’eau au moulin des complotistes :
« il y a aussi la « mésinformation » de certains élèves, pour partie informés exclusivement par les réseaux sociaux, la pénétration d’une théorie du complot disant la suspicion généralisée, la défiance à l’égard des institutions et des médias traditionnels. »

[3Les Matins, France Culture, lundi 19 janvier, animé par M. Voinchet, avec Prune, Marie-Caroline, Claire, Mara Goyet, Gwendoline.

Mots-clefs : islamophobie | Charlie Hebdo

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